La révélation de Paul Tillich
Au détour d'un exposé synthétique sur Paul Tillich, (1), mais aussi (2), me voilà révélé le concept de "révélation". Comme beaucoup de mots ordinaires issu des pans oubliés des vieux et oubliés systèmes religieux, le mot me restait mystérieux, et en fait incompréhensible, comme enterré avec tout le surnaturel. Pourtant, avant que le monde ne s'opacifie définitivement, des hommes intelligents, en bute avec la modernité avait pris le temps de rationaliser la chose, même si ils sont restés derrière la barrière.
Tillich est l'immense théologien protestant du XXème siècle, après Karl Barth, et c'est aussi un grand philosophe. Il théorise et soutient le "socialisme religieux". Depuis 1919, et sa fameuse conférence sur "la théologie de la culture", puis dans sa "philosophie de la religion" de 1925. Le socialisme religieux doit lutter contre le capitalisme démonique. On a donc chez le génial Tillich ce qui fait du christianisme moderne un compagnon de route du socialisme, même s'il théorisa aussi le démonique communiste et nazi. Tillich a fuit l'Europe dés 1933.
Il est comme théologien protestant, l'auteur de "Dieu nous accepte, alors que nous sommes inacceptables".
Révélation
Tillich fait de la philosophie de la religion, et la confronte avec la théologie et la religion. Il utilise donc un concept, celui de révélation, qui comme les mots doués de sens se met à rayonner et à convaincre, à faire comprendre et à réaliser. D'abord, il distingue la religion du révélé en considérant oxymore le terme "religion révélée". La révélation n'est pas religieuse, et c'est toute l'affaire... Admirable conception! Elle définit aussi ce qu'on appelle la théologie, qui est indissociable de la croyance issue de la révélation, et qui a pour objet de décrire la révélation en termes doctrinaux.
La révélation est un évènement, qui n'est pas communication d'un savoir, dont un extérieur, Dieu en l'occurrence, a l'initiative. Elle est rencontre effective, affective et pourtant publique et universelle. Les religions expriment et s'arrangent avec la révélation, et pourtant la trahissent par nature et par définition, au point de ne se justifier que par les critiques qu'on lui porte et qui la font vivre. La religion est pas essence bipolaire: elle a besoin de son contraire pour exister...
Cette définition de la religion comme expérience de l'"inconditionné", c'est à dire par celle d'un au delà du réel fait qu'on peut la positionner par rapport à la culture et donc penser une "théonomie", qui résout la contradiction entre absolu et culture en assujettissant la culture à ce qui la rend justement autonome, le fameux extérieur.
Il y a 4 critiques de la religion: la mystique, l'éthique, la rationnelle et la théologique. Et puis, il y a trois pôles dans le religieux: le sacramentel, l'éthique, et le mystique. Et puis, surtout, il y a la relations entre les religions. Tillich reste chrétien et pense la croix comme la crucifixion (le sacrifice?) du particulier devant l'universel, il reste religieux et renonce à la conversion de l'autre, classifiant et respectant les approches de la religion, la révélation restant unique, et le "télos" commun, celui de Paul, l'esprit à venir, la fin de tout...
Pas mal non? Mécanisme proprement humain et moteur de l'histoire la chose conceptualisée a bien la sombre réalité décrite, et situe le divin par définition hors du monde, là encore on a du concept et pourquoi pas ? Définir ce qui hors du monde comme ce qui est hors du monde et qui se révèle est une position imprenable et la transcendance d'autrui symbolisée est pensable au moins en principe.
LES religions
La question reste celle de la multiplicité. Je ne puis me convaincre par contre de l'unicité de cette chose. Tilich parle de l'islam, décrite comme la religion qui interrompit la théologie du "logos" qui su si bien subvertir respectueusement les paganismes: violente et agressive, la religion mahométane conduisit le christianisme à se replier sur lui même. Admirable débat: nous y sommes en plein et certains voudraient réappliquer les bonnes vieilles recettes, à moins que d'autres, plus lucides, ne veuillent retourner au moyen âge guerrier. Le mot "révélation" comme phénomène est bien au coeur de cette autre belle conception de paix et d'amour. Le sens en est sans doute celui de Tillich et il permet de le penser. La question reste celle de l'unicité: phénomène commun certes, mais qui injecte dans l'histoire des conceptions bien différentes, et si les religions peuvent être victimes des démons de l'histoire, pourquoi pas celle là ? Le nazisme aussi fit partie de l'histoire et en sortit, tout comme les démons assyriens. Ainsi, il tente de penser un partage possible entre les religions monothéistes, qu'il décrit comme les trois branches de la famille d'Abraham. Pas de paix entre les peuples s'il n'y a pas de paix entre leurs religions disait Hans Kung.
Et puis, cette histoire des religions inclut aussi celle des paganismes, qui préparent aussi bien la révélation chrétienne avec le monothéisme juif: là Tillich est encore une fois génialement moderne.
Mais il y a plus, Tillich est le théologien de la "culture", comme identifiée à l'histoire, à la religion et à l'histoire de la religion. Tout d'abord, le religieux est un actuel de tous les secteurs de l'esprit humain, un élément essentiel des cultures, donc. Là Tillich pense alors l'autonomie de la culture comme liée à sa "théonomie", c'est à dire son extérieur absolu reconnu, l'hétéronomie et donc le démoniaque de la soumission à la théocratie ou à l'absolutisme étant la seule alternative. La culture purement immanente ne peut devenir qu'idolâtre d'elle même et démoniaque.
La théonomie, qui approfondit l'autonomie est le but du socialisme religieux. L'autonomie est cognitive, la théonomie saisit le monde inconditionné. Il y a unité forme/substance et unité religion/culture: la théonomie.
Schelling
Tout d'abord, et là le concept est roi, il étudie dans sa thèse Schelling, le pote et rival de Hegel (et d'Hölderlin), et qui en inspira plus d'un. Voir (3). C'est de là qu'il tire l'importance absolue de l'histoire comme histoire de la religion et de son identification à la culture.
Puisqu'on est dans le concept, tentons de matérialiser ce qui le fait vivre quand la nature du monde devient "comme" ce qu'on en pense, quand l'essence des choses se décrit comme des mots articulés, sujets de la pensée... Révélation philosophique ? Il y a de ça, et cela s'impose.
Il y a donc 3 puissances, le subjectif, l'objectif et la liberté, image de l'esprit. J'avais déjà ici célébré la trinité comme aboutissant dans l'esprit avec la liberté, la belle invention chrétienne. Je faisais du Schellling... Le subjectif est potentiel, le divin indistinct, la nature, le mythe; l'objectif rationnel actuel et qui fait l'histoire, qui se résout dans l'esprit, après l'histoire.
On a ainsi l'Etre, la volonté contre lequel se révolte la nécessité, la rationalité et c'est la chute, qui inaugure l'histoire, celle de la religion et donc avènement de la liberté et de l'esprit, et de la révélation. Bien sur les 3 puissances sont en interaction perpétuelle.
Notons la conception de révélation comme expression de la première puissance, comme affranchissement de la nécessité et du rationnel. On a donc bien passage du religieux de ce qui est naturel et mythique à l'âge de la liberté et de la révélation, qui brise la nature. C'est le christ qui fait cela dans un acte libre, ce qui amène la liberté à l'homme. Schelling avait du souffle. Et puis il est aussi l'auteur de la théorie des 3 périodes pierre, paul et jean: la religion de l'esprit à venir, sera celle de Jean.
C'est l'histoire du rationnel séparé de Dieu lors de la chute qui la fait (l'histoire) et c'est le christ qui renonce à être Dieu qui se trouve être le christ à proprement parler, la croix de l'histoire, sa crux, qui crée la liberté, et qui fait pour Schelling l'originalité et la spécificité du christianisme, mais soyez en sur, il n'y a pas que pour lui... Cette supra-histoire, qui fait l'histoire elle même est précisément ce qui permet de concevoir et de penser une signification globale à ces choses, êtres et croyances. Avec cette théologie du "kairos" (l'évènement divin, le moment) de jésus qui n'est "christ" que parce que crucifié...
Cette distinction nom commun (le(un) christ) et nom propre (jésus) réaffirmée par Tillich, permet de transformer l'affirmation classique ("jésus est le christ") en un article de foi doté de sens. Cela n'est pas évident, et m'avait toujours apparu comme bizarre, voire absurde. En réalité, si on a une conception du sens du mot "christ" (le messie, en gros la personne envoyée pour réconcilier, pour résoudre les fameux problèmes de "sens", celui que "tout le monde" attend), l'affirmation, qui institue une caractérisation particulière de la présence du christ, fonde le christianisme comme religion.
On notera ainsi l'aspect double de la chose: d'une part on croit qu'il y a quelque chose qui ressemble à un "christ", d'autre part on pense que c'est bien jésus qui y correspond... Un troisième affirmation est naturellement que la mise en correspondance est elle même provoquée, ce qu'on appelle les "christologies" décrivant plus en détail comment cela se produit. Par exemple, pour Tillich, jésus est bien un humain mais d'un type nouveau, bref, en ces domaines, il y de quoi faire...
Réaliser la profondeur et la complexité de ces conceptions là est en soi toute une aventure. Simplement, on peut ne pas vouloir se laisser faire, un certain effet d'entrainement se manifestant assez vite, une pente quasiment glissante se manifestant assez vite, vers un discours autonome de répétions de significations plus ou moins profondes, en tout cas du genre qui suscitèrent l'ire des philosophes analytiques...
Au passage, il y a chez Tilich la tentation de la réunion du christ humain religieux et de la philosophie, donc de la question de l'être: l'être humain devient divin, c'est bien sur la promesse chrétienne.
Mais revenons à ce que Tillich explique magnifiquement et qui sont les natures croisées des religions et des symboliques. La religion n'est PAS divine mais relève du symbolique, qui manipule le symbole comme signe d'autre chose. C'est la confusion du symbole et du divin qui constitue l'idolâtrie, car et là c'est brillant, lorsque le symbole remplace le divin (au lieu de le montrer) il sépare du divin, ce qui est le sens même de "diabolus" (ce qui désunit, ce qui sépare). Toutes les critiques de la religion reposent sur cette dénonciation là.
Cette conception là des choses illustre ainsi parfaitement l'aspect essentiel de l'idée claire d'un religieux construit sur un extérieur, qui est propre au religieux au point d'en être la définition. Nier cet extérieur au point d'interpréter le religieux autrement (comme une forme de politique, par exemple) est doublement faux: au sens strict, c'est une mécompréhension de l'essence du religieux, au sens religieux, c'est précisément l'idolâtrie, l'incapacité à symboliser...
Au passage c'est là que se fait pour Tillich la notion de révélation, rupture d'avec la nature et la mythologie. Intéressante idée, qui fait du vrai surnaturel la rupture d'avec le mythe, toujours associé au nécessaire, au naturel.
C'est là que se noue la liaison avec Joachim de Flore, avec l'évocation du troisième âge, celui de l'esprit et qui fait qu'on suspecta Tillich d'être gnostique, et ainsi la conception de "religion philosophique", une théologie qui serait indépendante de toute religion, objet de la théologie systématique de la fin de la vie de Tillich, en voyage au Japon au début des années 60.
On a donc une pensée incroyablement moderne et séduisante, pleine de sens et d'intelligence et bien sur d'un irréel complet, dans l'idéalisme au sens plein, le plus complet possible, ça tombe bien ça s'appelle comme ça. On goutera aux délices de ces concepts et de ces belles idées, donc, mais sans en être dupe ou bêtement adepte: cette réflexion là porte sur une partie du monde, en tout cas c'est comme cela que la comprends. Et ce n'est pas parce qu'il y a des idées dans le monde que le monde est entièrement formé d'idées...
Au passage, Tillich (on dit Tilik) est l'auteur d'une théologie "systématique", où "sustema" signifie "choses liées ensemble"...
On doit parler aussi du Kairos et du rapport au temps, le christianisme introduisant l'histoire c'est à dire la phase du temps séparée des autres par un moment passé ou à venir. Là se situe le fameux socialisme. L'on se prend à rêver à ce théoricien qui vit dans les années 60 se lever une forme émancipée du socialisme qui avait tant déçu l'histoire pendant la première moitié du siècle, et dont avons à présent à nous débarrasser, l'histoire étant toute de phases successives...
En résumé et avec tout le respect qu'on lui doit à lui et à son idéalisme, on restera baba devant cette histoire de théonomie, concept fort mais caractéristique de l'aspect théocentrique de la pensée de Tillich, son mélange des religions consacrant une unicité pour moi inacceptable. La théonomie est toutefois une admirable tentative pour rendre réel et donc pensable un religieux autrement incompréhensible. A l'heure où on cherche à vous dominer avec des super croyances, pouvoir les penser comme objectivement démoniaques et donc susceptibles de périr par le feu après avoir subi les tortures qu'imposent le salut d'âmes perdues dans les mains du diable et particulièrement réconfortant. On ne pourra plus nous apprendre la religion.
(1) http://andregounelle.fr/tillich/presentation-de-tillich.php
(2) https://rsr.revues.org/449
(3) Tillich et Schelling : https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2004-3-page-429.htm