Les morales de la Critique
Kant n'a pas écrit la "critique de la raison pure" pour rien mais bien pour affirmer tout un système qui se poursuit ensuite par la "critique de la raison pratique" et puis enfin par la "critique de la faculté de juger" (2).
On se propose de justifier et de clarifier tout ça, en commençant par la préface de la seconde édition de la "pure", qui clarifie tout le programme, pourvu qu'on se donne la peine de la lire et surtout de le dire. On a lu (1).
Mais tout d'abord, pour être clair: le "pur" est ce qui est "a priori" (hors de l'expérience) mais qui de plus ne référence rien de ce qui ressort de l'expérience. La causalité par exemple, n'est pas "pure".
L'essentiel
Disons le en 3 mots: Kant reste dans la conception cartésienne du "sujet", le machin qui pense qui fut introduit dans l'histoire par Descartes, qui, bien que dénoncé et paralogisé, est bien l'inventeur de la chose au sens moderne, le grand fantasme étant d'autonomiser la personne et de réaliser l'impensable, ce qui est bien sur le Graal du philosophe et le sens secret de tout l'amour qu'on porte à la sagesse: fonder la MORALE sans extérieur, sans autorité, Dieu ou le reste.
Le projet est bien sur celui de Descartes, mais il n'est vraiment mis sur la table avec le projet de le rendre définitif et impérissable, que par Kant.
Car le sujet est bien sur le sujet moral et pour élaborer tout le bazar il faut d'abord régler son compte à la connaissance, c’est-à-dire à la manière de penser, à la raison, dont il faut rendre compte, complètement, avant de s'en servir à l'essentiel, qui est non pas l'autonomie cognitive du sujet, mais bien son autonomie morale, et sa liberté.
On a d'abord une conception de la liberté qui est celle introduite par Scot bien avant: la liberté de l'homme est celle de Dieu et tout le monde chrétien en était venu à cela depuis le début: l'homme est individu libre, c'est le seul moyen de faire tenir les théologies. Le projet du moralisme autonome était donc dans la seringue.
Mais pour régir la morale, il faut la raison, et il faut l'expliquer, elle et les connaissances qu'elle peut manipuler.
Là Kant commence par introduire quasiment l'essentiel, et on pourrait s'arrêter là: il y a les choses en soi et les phénomènes, et la raison ne manipule et ne pense que ceux-ci en plus de ce qu'elle peut savoir toute seule comme une grande, a priori (sans le secours de l'expérience).
À partir de là, le sujet se trouve au centre d'un nœud philosophique parfait, qui est celui de Kant, et qui certifie la raison et la rend objective, grâce à sa capacité à se limiter elle-même. La notion de cause et de déterminisme scientifique se trouve ancré dans la chose coté phénomène, ce qui certifie et assure le savoir et la science, et en même temps garde libre et indéterminé la chose de l'AUTRE côté, celui de la liberté absolue et de la contingence totale, là où est bien sur le sujet lui-même, absolument libre et pendant exact, coté manche, du noumène inconnu. Le tour de magie Kantien tient à cela, certes, mais avec comme seul objectif de donner à la raison une action "pratique", laissée à la conscience morale libre du sujet.
Deux cotés, un côté déterminé par la science et ses lois, un côté impensable et acteur qui fait le reste, quand on vous disait que Kant était un idéaliste...
Pour clarifier les contours du projet, il faut bien réaliser la liaison entre les mondes scientifiques et moraux, qui ne sont pas ceux qu'on croit, les fadaises sur l'homme au centre de l'univers soi-disant humilié par Copernic étant en fait parfaitement fausses, le contraire étant vrai en fait: c'est bien l'homme qui devient le centre de l'univers, celui-ci cessant et cela est l'essentiel de la vraie histoire, d'être la référence significative du monde global.
Car le monde global cesse d'être harmonieux, cosmique, signifiant, "anologique" de ce qui se passe: la renaissance se termine et comme dit d'Escola, l'homme cesse d'être différent de la nature comme corps, ne continuant à l'être que comme esprit. Dés ce moment, la nature devient un objet global face au sujet devenu radicalement autre, et donc central. C'est le sujet qui décide, et il va travailler pour cela, afin de finir de se rendre maitre de cette nature radicalement étrangère à laquelle il adjoint ainsi son propre corps, c’est-à-dire son devenir.
Le monde cesse d'être un "cosmos" harmonieux et fini à contempler, il devient un chaos infini à dompter. C'est l'univers infini de Koyré, c'est le silence des espaces infinis de Pascal. Dès lors, la question essentielle, la morale, se trouve détachée de ce qui pouvait la contraindre de l'extérieur. Kant est le premier à exposer publiquement le retournement métaphysique "copernicien" qui lui correspond, achevant ainsi complètement la mise cul par-dessus tête du monde ancien.
Voilà le vrai sens de la critique de la raison "pure", en fait la première partie d'un projet beaucoup plus consistant, et visant une pensée complète de l'autonomie, le projet des lumières étant bien celui-là et le monsieur fait ce qu'il dit.
Cette première partie est toutefois assez conséquente tout de même, car elle forge l'épée. Une manière d'en décrire le tranchant et cela concerne le sujet qui nous occupe, est le positionnement de l'absolu et du divin dans la raison redéfinie.
Le "moment Kantien" de l'histoire consiste en un retournement fondamental, et qui consiste à partir de la finitude du sujet, isolé dans son entendement, et qui considère l'absolu et l'infini comme une idée insaisissable qui plus est démontrée indémontrable et inaccessible. Ce retournement-là est bien le deuxième salto copernicien: jusque-là tout venait de Dieu, et on vient de décrire comment le truc, qu'on avait osé démontrer en plus, devient vraiment étranger et en fait absolument inconnaissable.
Les détails
Les détails de la manip sont passionnants car susceptibles de convaincre et aussi compréhensibles. J'avoue que la pédagogie de Luc Ferry semble fonctionner...
Tout d'abord le plan de la critique de la raison pure, divisé entre les transcendantales :
- Esthétique (la sensibilité et les sensations)
- Analytique (l'entendement et les concepts),
- Dialectique (la raison, les idées).
Un point sur la Dialectique transcendantale: là est la critique du raisonnement hors limite, qui conduit au n'importe quoi métaphysique, et là Kant dézingue Leibnitz et son principe de raison, parangon de la régression à Dieu qui constitue la preuve ontologique. La déconstruction inlassable de la métaphysique, dont on a donc raison de dire qu'elle n'est qu'une sophistique vaine qui dévore les cerveaux telle la vérole. Critique ? Déconstruction ? Destruktion ? Philosophie analytique ? Le refus des sophismes contient toute la philosophie et c'est Kant qui a tout inventé.
Tout d'abord la différence entre raison (qui va du concept à l'existence, le diable ontologique) et entendement qui travaille l'expérience qui ne synthétise, assemble, que via l'intuition. Cette essence "diabolique" (il faut bien que je mette mon grain de sel) de la Raison est donc la justification du caractère essentiellement "pratique" de la raison, thèse fondamentale de Kant.
On est là dans la querelle Heidegger Cassirer , sur le fait de savoir si la critique est une simple épistémologie ou bien la remise en cause de toute métaphysique possible ... Et bien c'est H. qui a raison et qui a tout pompé sur Kant. Du moins pour Ferry, et en fait de la plupart des interprètes "hard" de Kant. Nous sommes en 1929 à Davos, et Hitler arrive... En gros, s'oppose une conception de la critique qui serait "épistémologique" intéressé par la défense de la science et de la raison, et une conception "phénoménologique" ou "ontologique" en rapport avec la fondation de toute la métaphysique. S'entremêlent ici les nœuds des esprits, des pensées et des histoires...
(1) Luc Ferry Une lecture des 3 critiques
(2) Paul Clavier Premières leçons sur la critique de la raison pure
(3) la discussion Heidegger Cassirer : https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1969_num_67_96_5514