Les saillies de Blumenberg
Hans Blumenberg est un immense philosophe, l'égal, le contemporain et l'adversaire de Heidegger et Derrida et son oeuvre multiple et foisonnante est décrite par le livre de Jean Claude Monod ("Hans Blumenberg") d'une manière tout à fait remarquable.
La philosophie comme art de la résignation, et de l'hommage à ceux qui tentent de peupler le vide du ciel...
"Comme sceptique, j'hésite à donner raison aux sceptiques". Ça c'est de la philosophie.
Contre Schmitt et Heidegger
Juif caché pendant toute la guerre et bien sûr Allemand, B. est d'abord (pour moi) celui qui identifia la défaite allemande de 18 au sentiment funeste et philosophique qui présida à la suite, c'est-à-dire à la tout aussi funeste conversion au nazisme de deux très grands esprits, Heidegger et Schmitt. L'un comme l'autre rompirent avec Platon et crurent à ce qui est l'antithèse absolue du roi philosophe: le prince démoniaque qui identifie sa vie propre au monde et a souhaité confondre les deux morts.
Cette identification du destin personnel du sujet transcendantal en quelque sorte, acteur du monde et du monde lui même est antithétique au projet Napoléonien: le créateur de l'Allemagne, celui qui avait aboli le Saint Empire combattait pour la gloire, le monde à venir étant chargé de la chanter, ce qui est le contraire exact de l'engloutissement de ce monde avec la disparition de son meurtrier.
Pour faire court, Blumenberg se confronte dans les années 60 à 3 survivants qu'il ne peut (pour des raisons évidentes) pas blairer: Schmitt, Heidegger, Junger. Au point d'être révolté, et oui, contre la "banalité du mal" de la maitresse de l'un d'entre eux... Il va sans doute plus loin: en philosophe, le mal pourrait bien être issu de cette philosophie et créé par elle.
La correspondance échangée avec Schmitt, puis interrompue (bitte, keine antwert) a bien "ça" en arrière plan: B. est un ennemi du concept de sécularisation qui absolutise l'histoire, comme si on s'était mis au service d'un mauvais prince pour un vilain prétexte en prétendant être catholique. Douteux le catho: et s'il n'était qu'un "gnostique", la gnose étant ce que le christianisme avait combattu au point d'en avoir été issu, et que le monde moderne a pour légitimité de dépasser ?
Car B. est un ennemi de l'absolu transcendant ou immanent, et, "polythéiste".
Puisqu'on parle de Schmitt, il faut dire que B. rejette la distinction ami/ennemi source du politique. On a là les réflexions essentielles que tous doivent mener sur l'origine des sociétés humaines, l'état de nature et le reste... Blumenberg présente ici une solution au plus haut niveau...
Pour finir, il dit "Schmitt a certainement dû comprendre que Weimar, malgré toutes ses critiques, était certainement préférable au national-socialisme." D'une profondeur triste étonnante.
Le sens de l'histoire
En deux mots (1), l'histoire de la culture élucide des réponses à des questions anciennes, qui se manifestent par de progressifs déplacements: l'histoire du moderne est causée par son passé et ainsi de suite... Le moment du moderne est donc indéfini... Disons que tout commence à la fin du moyen âge, (avec Scot, on le dit assez) avec l'arrivée du nominalisme dont la vraie conséquence est un Dieu devenu absolument volontaire et imprévisible. Le cosmos est ébranlé complètement et la prédestination rend Dieu hasardeux et incompréhensible, voire "mort" pour la première fois.
La conception (Blumenbergienne) du mythe comme moyen de s'affranchir de l'absolu vide du monde est auto-contradictoire: elle introduit à la peur du Dieu, et la science qui apparait comme remplaçant le Dieu incompréhensible introduit à son tour à la peur du technique... Ce technique rejeté par Platon, comme la réthorique. Or la religion et le mythe sont des techniques pour se relier au monde réel terrifiant. La métaphore est alors l'élément de cette technique, un outil cognitif qui introduit finalement au scientifique tout restant, selon Davidson, "toujours fausses".
Un grand mystère: le dégout actuel de la science : le rêve de la mathésis universalis est passé. La grande désenchanteuse est donc désenchantée.
On a pour finir une histoire de la culture plutôt qu'une philosophie de l'histoire et des métaphores plutôt que des sens généraux. B. est vraiment un homme supérieur.
Heidegger destrucktionné
B. est un tueur de H.. Auteur d'un mythe philosophique, la fumeuse histoire de l'être, métaphore d'un quelque chose dont lui disait "qu'il était lui-même", H. est un vieux con, nazi en plus et son histoire de l'être un "chemin impraticable" (2).
De manière générale, B. refuse les concepts "infigurables" et donc inopérants (liberté, être). Ce sont les métaphores qu'il nous faut. On remarquera que H. a sa "clairière"...
Avec ses métaphores, B. introduit à l'inconceptuabilité, qu'il va jusqu'à définir comme "l'expérience de ce que la compréhension de l'être n'est pas". Pas mal non ?
B. devient alors un disciple de Nicolas de Cues (la coincidia oppositorium) inventeur de la "métaphore explosive", qui en concevant le cercle de courbure nulle et de rayon infini s'identifiait à la droite dans quelque chose d'inconcevable, seule manière d'exprimer Dieu en acceptant l'ultime défense contre le scepticisme: la "docte ignorance".
Cette histoire de métaphore, B. crée la "métaphorologie" comme discipline est extraordinairement féconde et se branche sur Kant directement, celui qui a exclu Dieu, Monde et Vérité de raison conceptuelle, condamnant la pensée à user de métaphores pour décrire et accéder à ce qui ne peut être conceptualisé. La métaphorologie introduit à l'inconceptualisable, et là on est assez haut dans la chaine alimentaire...
Un exemple de la métaphore: la vérité se tient dans un premier temps "dans la lumière", et puis finalement, elle doit "être éclairée". Faudrait savoir.
La modernité
B. fait l'histoire de Copernic et de la modernité. D'abord en renversant la fameuse "castration" freudienne: en fait, Copernic, en défaisant l'absolu divin qui s'imposait à la raison (la terre lieu de l'incarnation, est au centre, plus que l'homme), il fait de la raison le centre de décision: ce qui convient à l'homme et à ses calculs, l'héliocentrisme, doit prévaloir. La modernité met bien l'homme au centre, en fait. Au passage on situe Copernic entre le Cusain (le monde est limité par Dieu) et Bruno (le monde est infini).
Tout comme Bruno, qui est brulé pour blasphème: son monde infini met en danger l'efficacité de l'incarnation. À chaque fois, on condamne ce qui contredit l'efficacité de l'action divine. La modernité, c'est le signe de la fin des signes, et la contrainte faite à la science l'est au nom d'une métaphore qu'on prend à tort au pied de la lettre.
Au passage on se confronte à la gnose, image de la modernité selon Voegelin, ou selon Harnack, ce qu'a combattu pour se former, le christianisme ? Pour B. ce combat reste la justification de la modernité.
Car pour l'ancien monde, pour libérer Dieu de la responsabilité du mal, on fait de l'homme (et donc de la liberté) le responsable, qui doit donc renoncer à l'action et à un monde mauvais. Du dieu créateur, on passe à l'homme créateur, et du rôle humain de "signifier" on passe à l'obligation d'"être". Le roman crée un monde et le hasard devient essentiel.
Blumenberg est un interprète de la modernité qui se situe hors de ses deux apories: le progressisme délirant et la critique décadentiste. Il décrit et étudie les lumières à la Kant: comme grande ambition à critiquer, la vérité ne valant que comme ce que l'on cherche sincèrement et indéfiniment...
Rousseau: "sommes nous donc fait pour mourir attaché sur le bord du puit où la vérité s'est retirée? "
(1) https://journals.openedition.org/rgi/698#bodyftn18
(2) docte ignorance : https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2004-2-page-269.htm#re3no3
(3) dossier sur lui https://www.implications-philosophiques.org/wordpress/wp-content/uploads/2013/07/Blumenberg.pdf