Les ailleurs
Toute la littérature du début du XXème siècle, Heidegger compris, et bien sur les chrétiens et tous les auteurs "spiritualistes", antirobots et antitechniques nous ont bassinés pendant des dizaines d'années avec un au-delà de tout exprimé dans toutes les manières littéraires possibles... Être hors du temps et de l'espace, au-delà donc, jusqu'à la nausée. Devenu complètement inaudible et dénué de toute signification pour tout humain moyen à l'heure actuelle, cette bouillie surnaturelle est universellement rejetée, et on voudrait montrer ici que l'absence de sens perçu, quand il s'accompagne d'une pratique en rapport se voit tout de même, et donc se comprend, au moins dans son principe.
Logée au-delà du concept dit de l'objet "G", la chose s'exprime d'abord en dehors d'une objectivation, par une conception céleste d'un "ailleurs", c'est-à-dire d'une espace englobant "au-delà" dans lequel se situerait des objets additionnels dont le monde dit "moderne" serait privé. Plus que cela: devenu aveugle à cet espace, cette modernité courrait à sa perte, privée de toute référence essentielle à la volonté, au plaisir et au désir vrai. C'est la théorie spiritualiste qu'on pourrait identifier par exemple (mais il y en a bien d'autres) aux malédictions de Soljenytsine à la sortie de son goulag...
Commençons par définir le monde dit "moderne": il est l'espace médiatique et culturel actuel, marqué par le progressisme, la société de consommation et l'économie de marché globalisée, disons le monde qui tente de faire aujourd'hui la guerre à la Russie. Même si il vit en symbiose économique avec le monde entier, il n'est pas du tout le monde entier: il s'exclut de la Chine et de la Russie d'une part, mais aussi de toute l'Asie et de toute l'Afrique, qu'il se contente de critiquer, de mépriser et d'exploiter.
Vient maintenant le temps de l'ailleurs, ce qui nous manquerait tant. On peut le définir par son empreinte, c'est-à-dire par sa négation forcenée, telle qu'elle est menée par toute la culture occidentale actuelle publique.
Cet ailleurs est d'abord celui de la musique et plus généralement celui de l'évocation poétique pure, remplacée par l'expression des sentiments. Le mot "remplacé" est explicite et volontaire: au lieu d'un ailleurs vague, localisation explicite de l'espace autre dans lequel tout est possible, on parle de sentiments individuels codifiés et supposés connus, que l'on célèbre et auquel on doit s'identifier. Le contour de ces sentiments a une vocation morale et se trouve rattaché à un bien global. Non pas seulement la peine d'Amour, mais la justification sociale et collective de cette peine.
Il "remplace" en ce qu'il chasse complètement et volontairement. Tout est axialisé, positivé et exprimé.
L'art dit contemporain, par exemple, est exclusivement réservé à ce type d'expression, la variante "matérialisée" (étude des textures, des grains, des poils bref de la matérialité de la matière) n'étant qu'une variante extrême, car elle traduit l'attachement exclusif à la traduction "in excrementio" du sentiment artistique. La célébration stylistique d'un Céline par exemple est un forme intéressante et originale de l'amour "pro merdo" de ce type d'activité, pratique et consommation artistique.
La négation et le remplacement explicite, peut-être pas volontaire mais répété, de toute possibilité ou description d'un espace "autre" est caractérisé, opiniâtre et exprimé de toutes les manières possibles. Il n'y a QUE ça. C'est l'idée.
La déclinaison de cette volonté en action, dont le caractère répétitif est d'ailleurs une marque permanente, peut être comparée à son négatif cultuel musulman d'affirmation permanente de l'unicité du Dieu: on a ici le contraire strict, la réaffirmation de l'impossibilité de l'ailleurs jouant le même rôle: l'expression d'une conviction répétée qui se joue comme un ordre.
Qu'est-ce que cet "ailleurs" ?
D'abord, il n'est ni moral, ni obligatoire, ni menaçant, ni réel. Il est autre en ce que non perceptible, il ne fait que donner envie d'être vu ou entendu. Il est l'autre monde et aussi personne (au sens de son contraire), pur désir.
Il est bien sûr douteux, et donc essence voir symbole (on n'a pas là de symbole autre que celui-là) du doute. De quoi se rendre insupportable. On y trouve toutes les indulgences, toutes les suspensions de condamnation, toutes les incertitudes, car l'"autre" comme avis, parole, vérité lui est associé pour toujours. Bref, de quoi déblatérer, toutes les poésies (non, pas toutes) et toutes les musiques sont consacrées à la chose, du moins les plus réussies d'entre elles.
On ne parlera pas des grandioses chansons ouvertement laudatives qui eurent un grand succès au XVIIème et XVIIIème siècle, je veux parler de la religiosité baroque (un certain Bach y gagna à être connu): se réclamant de l'honneur de célébrer un divin aujourd'hui complètement absent, et pire que ça, maintenant complètement inconcevable, ces musiques là bien sur s'adressent à lui sans discontinuer, les interprétations musicales actuelles (et leurs auditeurs) s'interrogeant: mais bon sang, de quoi parle-t-il ?
On pourrait dire qu'évoquer ou décrire de loin ne trouve sa vraie justification que si la chose est vraiment éloignée, voire invisible, et bien sûr le langage en lui-même ne peut se justifier que comme cela. Cela rejoindrait certaines théories qui le rendrait (pas le langage) nécessaire à l'humanité en général pour qu'elle puisse fonctionner en tant que telle. Un ailleurs indispensable donc.
La plus désirable des contrées et des nuées est donc ce qui est dénoncée explicitement et implicitement avec le plus de haine. De quoi s'interroger. Serait ce la méthode "moderne" de la faire apparaitre ?
Le Contingent
On peut évidemment gloser sur "le doigt qui regarde la lune" et noter que la langue référence toujours quelque chose d'autre et que donc l'ailleurs et partout, voire nécessaire. À ce propos, on se gavera d'une re-démonstration simple du contraire, c'est-à-dire de la nécessité de la contingence, le fameux argument de Quentin Melliassoux, qui accorde au Kantien de pouvoir penser la chose en soi et donc d'y accéder, mais sous la forme du contraire de la nécessité, c'est-à-dire de la contingence ainsi démontrée nécessaire... (pas mal, non?).