Les Théologies
La théologie est un domaine de l'activité et de la pensée humaine au niveau de la philosophie, voire supérieure à celle ci car s'occupant aussi, et c'est Duns Scot qui le dit, de l'homme d'avant la chute et aussi d'après le jugement dernier. Mais aussi, pour Philon d'Alexandrie, Moise est "ho theologos" celui qui interprète la parole de Dieu.
Cela signifie que la science de Dieu c'est une science de l'homme qui inclut les caractères divins de l'homme, tandis que la simple philosophie se trouve réduite à ses cotés terrestres, historiques, dépendant de sa déchéance provisoire.
Comprendre une telle conception illustre que ce domaine du savoir, complètement ignoré dans une France qui ne donne pas de cours de cette belle discipline (alors que c'est le cas en Allemagne) hors des centres catholiques spécialisés ou des officines protestantes ou juives, et exclusivement réservés à la formation des prêtres et apparentés.
Et bien alors que Dieu et tout surnaturel n'ont aucune réalité, je l'affirme et c'est mon avis, les conceptions du divin exprimées dans le langage avec la cohérence qu'exige la raison on droit de cité : elles expriment des conceptions et des réalités qui sont d'ailleurs les seules qu'on puisse effectivement rattacher aux différents sentiments religieux.
Alors que l'on a que faire des traditions, des superstitions, et des respects divers aux lamentables pratiques régressives qui ridiculisent tous les religieux, on se doit de comprendre et de considérer comme parties fondamentales de la culture les dogmes et concepts qui constituent les grands systèmes religieux. Ils ne sont pas ridicules, eux: ils sont le produit de réflexions profondes, d'inventions magnifiques, de conceptions grandioses ! Ils sont ce qu'expliquent, expriment, rationalisent les théologies.
Ils sont ce qui intéresse LA théologie, je ne sais pas si on peut passer à ce point à la limite, la discipline ne se partageant évidemment pas, et c'est un aspect important de la question. S'il y a du "théologique" c'est pour rationaliser l'expression non pas de ce qu'on appelle la "croyance", et qui n'a pas d'intérêt en soi tant elle peut être diverse, désordonnée, superstitieuse ou fanatique, mais de ce qu'il faut bien appeler Dieu, le "théos" objet de science, et oui. Car cette chose là existe figurez vous: la preuve on peut en parler de la sorte, raisonnablement.
Je ne parle pas d'un dieu particulier, par exemple l'entité prouvable de Descartes ou même de Thomas d'Aquin. Je parle des Dieu des traditions, qui n'a d'autre existence manifeste que celle, équilibrée et rationalisée par les théologies sous la contrainte des Eglises. Cette existence là a deux caractéristiques: elle n'est pas réelle (point de surnaturel en théologie, ou bien par l'intermédiaire du concept de miracle), et elle est cohérente, contrainte par la nécessité de la raison qui la décrit dans l'histoire. Elle peut évoluer, mais pas trop et le contrôle de cette évolution, qui ressemble à une danse, est tout l'objet de la discipline.
Commençant d'abord par la chrétienne: on doit passer par dessus le catholicisme, car le XXème siècle fut d'abord celui des grands théologiens protestants allemands: Adolf von Harnack, Ernst Troeltsch, Rudolf Bultmann, Paul Tilich sont de très importants auteurs.
Mais parlons de la juive: Martin Buber, Gershom Scholem, Franz Rosenzweig sont tout aussi importants. Walter Benjamin les connut tous.
Que dire de l'islam ? N'en parlons pas ici, le théologique en islam est sans doute autre chose, en tout cas à traiter séparément.
Quel est le contenu de ces discours ? Et bien, il me faut bien reconnaitre que je suis loin de pouvoir l'estimer véritablement. Qui le peut vraiment et qui en connait vraiment tous les complexes contenus ?
Ce qu'on sait, c'est que coté chrétien, la question du Christ lui même est un problème: est il Dieu lui même ou autre chose, et si oui quoi ? Et peut on parler de tout cela sans s'exposer à la rupture avec ce qu'affirment les dogmes ? Car toute la complexité de la chose est que ces hommes n'ont pas les coudées franches pour inventer une nouvelle religion; il décrivent quelque chose qui a une cohérence, en laquelle ils croient ou non mais qui ne s'invente pas, ne se crée pas, quelque chose qui existe et dont on ne peut que découvrir les propriétés, le théologien étant ce découvreur là, c'est ce que je disais plus haut.
La situation fut déjà difficile à l'aube de ce christianisme, que dis je à l'aube, au matin: à partir du moment ou existait cette reconnaissance du contact avec cette identité humaine là, et qu'il était une expression d'un projet divin à expliquer, il fallut mettre en musique un discours (...) qui exprimait rationnellement la chose. Il fallut conceptualiser un divin d'une manière proprement inconcevable: avec un homme qui s'identifiait à lui, et qui se trouvait devoir trouver son origine dans un projet hors du temps, tout cela après avoir disparu, remplacé par un esprit sensé remplacer tout le monde...
La légende chrétienne solution du problème est certes absurde, contradictoire voire inimaginable: elle reste cohérente et rationnelle même si basée finalement sur un mystère que l'on peut refuser d'admettre, la question du messie advenu et disparu, ce problème magnifique qui hante la civilisation occidentale: celui de Dieu dans l'histoire. Et bien les théologies qui en exprimèrent, découvrirent et décrirent les solutions font partie de la culture à un point que peu réalisent vraiment. Ils s'inscrivent dans la trame de l'histoire, dans le tissu de la civilisation et de la culture.
Les juifs eurent le même problème: Dieu dans l'histoire, à l'origine de la loi, fondation de l'identité, et cette fois dans un avenir mystérieux mais catastrophique dont le sens est le sujet de la réflexion. Je m'arrête là, car le judaïsme a un problème avec l'universel, celui ci étant l'objet de sa réflexion pour son malheur: son identité, son particuliarisme étant précisément cette réflexion, alimentée par le concept du messianique.
Quand Walter Benjamin philosophe, questionne la sécularisation du religieux, il inscrit dans les conceptions du monde les éléments du malheur juif, personnel et collectif: est il un créateur d'universel à partir du seul sentiment possible ou le vulgarisateur d'un religieux identitaire particulier ? Mieux, n'est il pas un théologien en fait ?
Bref, comme le caractère irréfutable, ni physique, ni même métaphysique, de la chose ne peut être clos, le grand vent du divin surnaturel en arrière plan garantit que ces discours là continueront, quoiqu'on en dise... Car tout autant que le religieux le théologique est une passion. Bien que plus cérébrale.
Qu'est ce que le christianisme ? Qu'elle est son "essence" ? Harnack, Troeltsch en parlèrent...
Un autre problème chrétien : le salut, la grâce, la rédemption. Absurde, incompréhensible et totalement en dehors de toutes les préoccupations modernes. Totalement doté de sens et puissamment ancré dans toute l'histoire pourtant. Comment le qualifier et s'en débarrasser ou vérifier sa désactivation ? A moins qu'il ne soit toujours figé dans l'inconscient (dans ce qu'on se refuse de parler explicitement) actif et prêt à surgir sous une forme ou une autre.
Car la religion, tout comme le sexe, ne se dit pas vraiment: d'abord c'est gênant, en plus ce n'est pas si facile. Expliciter le sensoriel pur reste toute une affaire. Dans cette époque de multi tout (identité, culture, religion) encore plus. Ca refoule comme on dit, et quand cela ressort, le désordre est grand, forcément. Le théologien connaisseur des problèmes, et donc de leur réalité, à la fois logique et sensorielle sera t il le grand médecin de l'époque moderne? En tout cas sa science doit être rendue publique et sa culture aussi: sur la table les grandes idées.
Reprenons les deux questions sur le christianisme, en commençant par la première.
La solution (l'ensemble du discours trinitaire) finalement retenue reste inexprimée dans des termes dotés de sens pour nous (je veux dire qu'elle est totalement dénué de sens pour un occidental moyen d'aujourd'hui, chrétien ou non); pourtant elle le fut longtemps. Ce sens là est il tout entier contenu dans un discours autoritaire qui imposait finalement l'acceptation d'un mystère ou bien cela pouvait il être ressenti et intériorisé depuis une réalité collective, donc une réalité ? Et bien c'est ce dont la théologie peut parler, c'est précisément son sujet.
Le second problème (toute l'histoire de la grâce et de la justification) est sans doute encore plus grave, en ce qu'il peut entrainer le refus de conceptions bizarres que l'on peut vouloir refuser: par exemple le caractère sacrificiel de la mort du Christ, c'est à dire le rôle salvateur de sa mort ignominieuse. Le religieux tout entier doit il être refusé au nom du refus moderne de cette rédemption là ou bien n'est il qu'une erreur intellectuelle tardive ? Cette réflexion là demande des ressources énormes, et se trouve loin d'être finie, la encore les théologiens doivent oeuvrer.
Surtout que les deux problèmes du christianisme pourraient bien ne faire qu'un et là encore Duns Scot à son avantage serait le meilleur des théo-riciens: qu'importe la déchéance, qu'importe la faute, et le plan de Dieu d'envoyer son fils serait donc, c'est lui qui le dit, indépendant des petits péchés de l'histoire, et réalisé dans tous les cas, dont celui ci. On pourrait donc, et cette théologie-là est super-créative, se réjouir de sa venue sans en ressentir aucune tristesse, la violence pouvant être rejetée dans tous les cas, dont celui-ci. Sommes nous là dans le possible théologique ?
Nous avions évoqué Karl Barth et ses ennemis. Parlons de Paul Troeltsch : un protestant qui va jusqu'à rejeter la révélation historique de Dieu, celui se faisant connaitre de manière immanente et naturelle. On peut ainsi aller, tout en maintenant la supériorité du christianisme, jusqu'à un Dieu révélé de manières multiples.
Et bien le spectacle de la bête qui tourne et se retourne, entaillée par ces questions là est magnifique. Olé !