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Les occidentaux fous

À l'occasion du dernier bouquin de Todd, ("la défaite de l'Occident") et du sentiment de lassitude qui s'établit à n'assister qu'aux expressions désabusées de révolte envers toujours la même chose (ce qui meut ma graphomanie, par ailleurs), on réalisera que ce sentiment se généralise et imbibe la totalité de notre monde. On assiste ainsi médusé au discours d'Ursula Van der Lyen à Davos, qui explique qu'il faut positiver au lieu de se disputer et que (donc) l'administration de l'information devient essentielle, la désinformation et donc les mauvaises pensées devant être combattues. Agrémenté de l'annonce de la défaite militaire de la Russie, le discours a une forte apparence d'irréel manipulé, du moins pour ceux qui l'ont écouté, les commentaires imprudents, explicitement menacés, tenant à leur survie.

Car il n'y a plus, effectivement, que cela: la motivation positivée du monde face au désespoir exprimé envers le monde, les deux sentiments en boucle formant ce que Todd appelle le nihilisme occidental en train de se défaire, mais on ne sait pas vers où ou pour quoi. On remarquera les caractères comparables des deux élites en compétition pour l'opinion du monde, l'une officielle, l'autre complotiste, toutes deux acharnées à l'insulte et à la domination des âmes, forcées à choisir l'une des rives d'un large fleuve, voire l'une des falaises d'un détroit. 

On remarquera par ailleurs que les complotistes ne sont pas forcément tous désespérés, certains prévoyant avec gourmandise une multipolarité qui donnerait le pouvoir du monde aux ex dominés, les tenants du "sud global", en gros la Chine triomphante qui veut se venger du traumatisme subi il y a deux siècles avec un objectif à 2049, je vous raconte pas le défilé qui aura lieu. Au milieu, l'Inde mystérieuse, en pleine ascension et ouvertement candidate à la domination alternative. Sans parler du dollar sur la pente de son abandon, le pétrole du Moyen-Orient commençant à se négocier en yuan, et les flux financiers mondiaux s'installant sur des réseaux à l'écart des services US. De manière générale, la dépendance non maitrisée de l'Occident envers les ressources et services du sud est maintenant éclatante. 

Mais revenons à notre Occident, effectivement menacé par la multipolarité, mais surtout par lui-même. 

La thèse de Todd est que l'abandon complet du protestantisme par l'Occident capitaliste a conduit l'ensemble de la société à un nihilisme global qui affecte toute la hiérarchie sociale. Nihilisme des valeurs mais aussi des comportements, ceux-ci devenant absurdes, et au final, inconsciemment suicidaires. Inconsciemment, car le discours officiel, conscient est lui positif, voire entreprenant. La folie est une perte non de la raison, mais de la conscience de soi. 

Quitte à plonger, je voudrais rebondir sur cette plainte là, la perte des "valeurs" comme cause fondamentale de la tragédie en cours reprise par Todd l'"anglo-breton-juif", dont la famille juive alsacienne n'a eu son premier mariage mixte qu'au début du XXème siècle, et qui marqué par l'Occident, en particulier britannique, se met à renier bien des points de vues. Pour cela, pourquoi ne pas ressortir ma théorie des 3 esprits, le "spirituel" lieu de la conscience de soi et des autres se trouvant être ce que l'Occident a en fait abandonné, provoquant de très graves dommages à la civilisation. 

On rappellera ici la théorie des 3 expressions de la pensée, respectivement le rationnel, l'émotionnel et le spirituel. Seul le spirituel manifeste la conscience de soi et des autres, et donc permet à l'individu humain de considérer l'"autre", qu'il soit lui-même, l'autre humain, ou l'autre absolu, le divin invisible. Les activités mentales dans les différents modes sont simultanées, d'intensités respectives variables et structurent les activités mentales et les activités tout court. La référence explicite assumée au spirituel se perd, car considérée liée au religieux discrédité ou aux idéaux en général, tous suspects de ringardise. L'émotionnel tient lieu de justification à tout, dirigé par la froide rationalité, apte seule à calmer le sentiment d'injustice attaché à la douleur émotive seul moteur, avec le cynisme, de la psyché moderne.

Le nihilisme ultra moderne serait donc d'abord un abandon complet (Todd parle de religion zéro) du religieux. 

Mon idée est que cet abandon n'est pas seulement un abandon du religieux mais de la pratique et de la révérence envers une activité mentale que le religieux en général favorise et exploite par principe. Qu'est-ce que le religieux selon cette approche ? Et bien, c'est la prise en charge par l'explicitation rationnelle, suivant une rationalité particulière, de la vision spirituelle tournée vers l'autre absolu présentée par la conscience. Appuyé sur les deux formes mentales, mais bien sûr connaisseur et interprète du spirituel, le religieux a pour objectif le traitement symbolique du divin, et donc sa rationalisation sur la base du rapport au réel fourni par le spirituel. Car l'espace mental du spirituel a pour objet d'effectuer le rapport à l'autre et donc à l'autre "réel", dont la dimension ne peut être rationnellement approchée. Le religieux capte ce rapport au réel et impose, organisée, la perception de l'autre "absolu" autrement dit le divin, qui fait toujours partie, anthropologiquement, de la perception humaine dans l'ordre mental spirituel. Au passage, il modèle des "valeurs" dont la réalité et le caractère véridique s'ancre dans le rapport au réel fourni avec intensité par les émotions spirituelles. L'attitude humaine de tous les jours baigne dans ce réel là, le "nom de Dieu" comme exclamation permanente en étant la preuve du moins en était la preuve, autrefois. 

La destruction des ensembles symboliques liés au religieux s'est airs accompagnée d'une désagrégation de l'explication religieuse du réel perçu, sans que le spirituel lui-même, bien sûr, ne disparaisse complètement, car transformé sous des formes qu'on peut qualifier de "dégénérées" c'est-à-dire captées par d'autres religieux, travesties en formes politiques variées, plus ou moins manipulées, ou bien exprimées sous des formes pathologiques, et nous sommes là dans le nihilisme généralisé décrit. 

Je me permets donc de poser l'athéisme sous la forme non pas d'une exclusion du spirituel, mais du religieux qui n'en est qu'une exploitation. Le "spirituel" au sens large, qui doit bien sûr être orchestré par un rationnel ou plutôt par DES rationnels, ceux-ci pouvant être variés et aborder les immenses territoires mentaux disponibles pour toutes les cultures, doivent rester présent !  La destruction complète du religieux de l'époque moderne récente, le fameux "religion zéro" de Todd pourrait-il être en fait avoir été assez violent ou définitif pour avoir aussi détruit toutes les références au "spirituel" comme dispositif mental connu et pratiqué ? Ce déficit d'utilisation, manifesté par l'inconscience de soi et des autres que semble manifester un grand nombre des composantes et dirigeants du monde occidental serait ainsi, en fait, la fameuse "perte des valeurs" dont tout le monde se gargarise, soit pour déplorer la fin des grands cultes, soit pour déplorer en fait l'égoïsme ou la rapacité généralisée qui semblent avoir tout saisi. 

La relative évidence de la chose pourrait sembler dérisoire, le mot de "valeur" semblant suffire. Le problème pourtant est l'articulation de cette notion avec les grands supports symboliques à quoi trop d'opinions cherchent désespérément à se rattacher, faute d'avoir identifié non pas "la" morale (un dispositif symbolique de plus, qui n'a rien d'universel et qui n'est qu'une portion des symbolisations globales) mais ce qui assure sa circulation, quelle que soit sa couleur : l'exercice du muscle spirituel, support du rêve, de l'imaginaire et de l'amour, que notre histoire moderne a mis à mal. 

Toute la réflexion serait alors d'identifier les manques (ou les autres symptômes) de cette déficience et de chercher comment y pallier. On notera que cela pourrait aller jusqu'à fonder une autre civilisation, le rôle de celles-ci étant sans aucun doute de résoudre le problème en question. Vaste programme.

Au passage on notera, c'est la thèse de Muray, que tout le XIXème siècle se consacra à vouloir remplacer le catholicisme par autre chose exprimé par l'art, la révolution et le surnaturel scientiste, l'ensemble de cette belle culture étant aujourd'hui oubliée faute de la lire de l'écouter et de la contempler, le XXème ayant ringardisé et abandonné tout cela, littérature, musique et peinture comprise. Bel effort, mais c'est raté au bout du compte. C'est cet échec qu'on appelle la fin de la culture, la resucée de quelque chose de déjà ancien ayant fini par lasser. Enchanté par Chopin, quelques Beethoven et aussi Bruckner, sans oublier la musique française du début XXème, je puis bien me distraire, mais cela sent la fin, et la vieille manie. 

Le fait est d'ailleurs que cette passion est pour moi, qui l'accompagne des délices que fournit aussi un autre âge, pour ce qui me concerne, le baroque finissant de Buxtehude et surtout Bach, une vraie illustration de la séparation moderne, à mon sens une avancée de la civilisation, entre adhésion à un système culturel et pénétration intuitive de ses réalités mystérieuses. À moins que je ne sois déjà dans une nouvelle spiritualité (faute d'en avoir assimilé plusieurs) capable de comprendre des autres "choses", ou bien simplement capable de supporter la superficialité d'un vague plaisir, pris à la va-vite dans une snobinarde habitude de consommation. 

En tout cas, une chose est sûre, et le doute est-il permis?, la musique est clairement une sorte de "religieux" soit une forme symbolique rationalisée (par les notes, mélodies et structures qu'elle offre) de l'accès coordonné à des réalités qui ne sont pas de ce monde et que je serais bien en peine de décrire sinon sous la forme de ce galimatias.

Pour en revenir  à la civilisation, il faut bien voir que celle-ci reste indispensable, car la simple émotion bébête qu'on rapporte de ses visions de coucher de soleil, forme primitive du contact direct avec le réel que permet le spirituel ne suffit pas à assurer la pleine expression de la chose: on peut et doit faire mieux, et l'articulation de conceptions du beau, du vrai et du réel, sans parler du bien qui couronne le tout est un vrai travail, qui demande du temps. Que ce temps doive s'étendre sur plusieurs générations de vivants, dépassant donc tout projet individuel est il certain ? Après tout, des grands artistes ou prophètes ambitionnèrent et essayèrent de porter des systèmes complets: ils ne furent en fait que l'un des cadeaux offerts par la civilisation dans laquelle ils puisèrent, de toute façon. 

Se plaindre du manque de civilisation n'est donc que se rattacher à une autre ou bien à une version moins décadente de l'actuelle, ce qui pourrait, tel le philosophe qui bouquine en attendant l'arrivée des barbares, en constituer une trace supplémentaire, à destination d'un futur complice, à moins que grandeur suprême, on ne soit que le dernier, le tout dernier, ce qui dénote un esprit un peu vaniteux, cette "dernieritude" pouvant laisser croire que cette civilisation là serait la dernière, l'humanité revenant après moi, non pas au déluge, mais à l'état simiesque dont elle ne se serait que brièvement départie... 

 

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