Les platoniciens
Premier des philosophes à défaut d'être le premier philosophe, Platon est tout de même assez important.
Le "patron des philosophes" d'après Merleau-Ponty.
On va donc ici enfiler des perles et d'abord une intuition récente, (on a lu (1)) et que la compréhension de ces choses est parfois relative. Quel étonnement de voir ces générations de philosophes re-comprendre des vieux écrits, comme si la compréhension précisément en rajoutait à la simple lecture commentée... Le thème est précisément abordé, et la philosophie, appelons la là la filo, typiquement de l'ordre du comprendre avec des origines dans la représentation du divin, à l'aube de l'introduction dans cette région du monde de conceptions particulières promises à un grand développement. Comprendre vraiment c'est avoir la révélation...
Mais d'abord, il faut comprendre que Platon c'est d'abord la morale, la vertu, le beau le bien etc. En fait tout part de là et ce n'est que dans un second temps qu'on aborde la représentation, et la science. Disons qu'en partant du Socrate purement moral, on généralise jusqu'au gouvernement des hommes.
Un autre aspect est le caractère "ambigu" de tous ces écrits: ce sont des dialogues, et on a peine à identifier les thèses positives de Platon, de Socrate, jeune ou vieux, et des autres acteurs qui se renvoient la balle en permanence en se mettant à l'épreuve, en prêchant le faux etc. On en vient alors à s'interroger, Platon a-t-il changé d'avis, veut il dire autre chose ? Comment interpréter tout ça ?
Il y a d'ailleurs 3 écoles d'interprétation, suivant qu'on est philosophe analytique (le conducteur de la discussion est l'auteur directif), de l'école de Tübingen (Schleiermacher) et donc interprètes d'une doctrine vague et inachevée enseignée à l'Académie pendant de longues périodes, ou bien suivant Leo Strauss et Allan Bloom que Platon est un maitre prudent qui laisse aux lecteurs le soin de décider eux mêmes...
Toujours commenté, révélé de toutes les manières, Platon est ainsi un vrai fondateur de religion et compte ses sectes, interprétations et héritages variés. De fait Platon EST l'ensemble de ses successeurs à toutes les époques, dont aucune n'a pu se départir de la terrible fascination pour les questions qu'il pose, pour ce qu'il fait surgir à l'esprit.
Un point important est précisément cette histoire de dialogues: Platon n'a pas fait de système, et se trouve le philosophe de la question ouverte.
Pire que cela, selon Strauss, le premier philosophe, traumatisé par la mort de Socrate, inaugure le statut nécessairement prudent du philosophe dont la sagesse est de ne pas trop perturber publiquement par prudence le monde politique, celui là même qu'on voudrait réformer au nom de la vraie connaissance. Celle ci doit donc se lire entre les lignes et ce qu'il veut dire est toujours autre chose. Le philosophe serait donc par essence le troll vicieux, celui qui maudit absolument et obscurément le monde officiel sans y toucher, le "corrupteur de la jeunesse" précisément, Socrate.
Les dates
D'abord les dates. Platon nait juste après la mort de Péricles (429), en plein dans la guerre qui détruisit Athènes, en 428. Son vrai nom est Aristocles.
En 399, Socrate est suicidé.
1ère période de Platon: l'apologie de Socrate (bien sur) et des dialogues, apparemment retranscrits de l'enseignement de Socrate. Protagoras (les sophistes), Hippias mineur (le faux), Ion (la poésie), Laches (le courage).
Puis la transition:
Gorgias(la réthorique), Ménon(la vertu), Cratyle (le langage), Euthyphron (la piété)
En 388, Platon voyage en Italie, rencontre les pythagoriciens et fréquente Denys 1er en Sicile.
C'est l'amitié avec Dion, il essaye de faire réformer Denys.
2ème période
Le Phédon(l'âme), la République(le juste), Phèdre (le beau), Banquet (l'amour)
En 387, il fonde l'académie.
En 368, pareil, mais avec Denis 2. Dion recommence à tenter d'influencer le tyran. Il finira d'ailleurs assassiné lors d'une tentative de révolution. Echec sur toute la ligne...
3ème période: la remise en cause.
Thééthète (la science) Parménide (les idées) Sophiste (l'être)
4ème période, la plus féconde.
Tout le reste, le Timée (la nature), Critias (l'atlantide), Philèbe (le plaisir), les Lois (...)
Il meurt en 347, très vieux (85 ans).
Socrate
Au début, il y a Socrate, une sorte de sophiste assez original. Ses théories concernent la vertu, la chose morale par excellence qui est pour lui une science: nul n'est amoral que par erreur, et la connaissance de la vertu est le fondement de la morale. On ne commet le mal que par ignorance. De cette connaissance sont issus tous les bons comportements. La question est donc de définir cette connaissance et c'est parti la discussion.
En gros, Socrate cherche à définir les vertus et donc à les connaitre. En gros, il discute à ce sujet.
La transition
Gorgias, Cratyle, Ménon sont alors les premiers dialogues non Socratiques.
Arrive alors la théorie des idées (qui n'est pas du tout de Socrate), de la réminiscence (des choses connues par l'âme hors du corps).
La République
On y trouve tout... Et notamment cette histoire de justice que le très pervers Leo Stauss dénonce en l'inversant. Comme on l'a dit, il est porteur d'un interprétation tirée de son interprétation de Maïmonide est qui consiste à considérer que tout penseur d'exception signifie entre les lignes les vérités cruciales qu'il veut exprimer par crainte d'une persécution. Par exemple, Maïmonide veut dire, en fait, qu'il n'y a PAS compatibilité entre philosophie et religion, ce qui est le contraire de ce qu'il dit...
On a là sans doute tout le refus islamique des philosophes, motivés par ce qui avait été compris et bien compris d'ailleurs. On pourrait gloser sur Heidegger, dont toute la philosophie célèbre entre les lignes la gloire nazie, les déconstructeurs historicistes trop indulgents s'étant donc fait enfler jusqu'à l'os.
Pour ce qui concerne la République, Strauss y voit (7) une réponse à Aristophane, l'auteur de fables moquants les philosophes comme à la fois ignorants de la nature (phusis) et des conventions (nomos). Le beau débat, évidemment totalement présent, comme aveuglant... Strauss suggèrerait que Platon, au lieu d'imposer sa cité dictatoriale basée sur un juste absolu décidé par les philosophes, signifie entre les lignes que cette idée là en est une, image idéale d'autre chose et qui ne serait qu'individuelle ? La totalité de l'appréciation ressort-elle de la nature? Dans ce cas l'éloge de la philosophie pourrait n'être que l'éloge du philosophe, ce que n'est pas tout le monde, ni vous ni moi...
Un autre aspect, puisqu'on se trouve fasciné par Strauss, est l'explicitation de ses thèses refusant positivisme et historicisme pour vouloir un absolutisme, basé sur la conception grecque du cosmos, harmonie préétablie source du vrai droit naturel, fondateur de la vraie justice. Contre Kelsen et la neutralité axiologique webérienne, qu'il croit nihiliste, Strauss se base donc sur Platon, ou du moins veut rester dans son mystère.
L'extrême ouverture du débat et sa profondeur justifie la réputation d'Aristocles: une espèce d'Heidegger antique...
Le Banquet
La question de l'Amour... On y trouve le mythe de l'androgyne avec la tolérance des grecs pour la pédérastie et aussi les deux grandes choses que Platon nous dit de Socrate. D'abord que l'amour étant désir de ce qu'on a pas, n'est ni beau ni bon, donc. Ensuite que d'après Alcibiade, ce n'est pas Socrate qui est attiré par les jeunes hommes mais bien l'inverse. L'éloge de l'Amour n'est donc en fait que l'éloge de l'amour de la sagesse...
Théétète
C'est là que Socrate dézingue la citation de Protagoras "l'homme est la mesure de toutes choses". Le malade et le médecin ne voient évidemment pas la maladie de la même façon et donc deux hommes auraient deux mesures différentes. Sensualiste et empiriste, Protagoras et sa citation reprise par tous les blaireaux sont à l'opposé de la vraie philosophie, je dirais, bien sur.
Le Timée
Le mythologique par excellence. Mais le plus mystérieux. En tout cas, Platon s'y prononce pour l'unicité du monde.
Les Lois
Reprend la République et détaille le législatif. Rien de philosophique là dedans.
Les théories
En deux ou trois mots. Platon reprend de Socrate l'idée du bien valeur suprême et de sa connaissance comme ce qu'il faut faire. La connaissance est donc bien morale et tout lui est subordonné, les "valeurs" étant hiérarchisées.
L'âme est elle même hiérarchique, à l'image de la société: la tripartition raison,courage,désir s'applique aux philosophes,guerriers, paysans. Du pur indo européen. Cette âme est métempsychotisée et se souvient des idées pures d'avant.
En parlant des "idées" et c'est toute la question, on a là l'essentiel du caractère philosophique de l'oeuvre de Platon et surtout de ses successeurs. La chose est hautement complexe et continue de générer des réflexions multiples, au point d'identifier ces réflexions là à ce qu'on appelle VRAIMENT la philosophie, dont Platon serait en quelque sorte l'inventeur... Il faudra y revenir. Allons donc tout de suite à la méthexis, la participation et centre de la doctrine des idées: instance d'un type, la belle femme n'est pas que belle, elle participe de la beauté...
Le Sophisme
La grande question est bien sur celle du discours sur la vérité et sur l'essence du "sophiste", le chasseur et pêcheur de victimes, celui qui vit de la dispensation de la vérité et donc de son travestissement. Cette question est bien sur celle de la société de l'information, la nôtre, les sophistes étant partout actifs, aujourd'hui. La réflexion, et la réalité de la question est absolument centrale et ne devrait pas cesser de raisonner en nous depuis l'aube de ... la chose.
Parménide
Antérieur à Platon (il aurait rencontré le jeune Socrate) il prêche l'un comme on sait. Comme les sophistes parviennent à précher le faux, il a donc tort et c'est tout le problème de Platon, qui le tue, donc. L'unique et le multiple devient l'aporie principale, tout ce qui doit être décidé et surtout décrit convenablement, un cauchemar théorique, un projet. Le Dialogue éponyme ne parle que de ça.
Il y démontre que l'un n'est pas, et que le multiple est, en détruisant l'être de Parménide, l'un étant assimilé au non être, y a de quoi gloser. Au passage, on dézingue Zénon (d'Elée), et Platon le décrit comme amant de son maitre (Paidika).
Par contre, Achille et la tortue ce n'est pas dans le Parménide, et de toutes façons j'en connais une réfutation imparable: Achille ne rattrape pas plus la tortue que n'importe quel point situé après la lente bête, par exemple à deux fois la distance qui la sépare d'elle dont il suffit de parcourir la moitié pour la rattraper. C'est donc le principe même du raisonnement de Zénon qui est faux. Sans décrire la solution, on peut donc être assuré que l'éléate a tort sur ce coup là. Quel délice que de nier le faux sans présenter de vérité !
Zénon est par contre un lascar courageux: prisonnier d'un tyran, il se coupa la langue et la cracha au visage de son bourreau !
Revenons à l'un de Parménide, qui n'étant que un, n'est pas l'être et donc n'est pas. Réciproquement si l'être est le un, il n'est pas l'être, et donc l'un n'est pas non plus. Parménide a tort, donc.
Pas mal, il n'y a ainsi que le multiple qui se trouve une multiplicité de "un". Et puis bien sur pour les néo platoniciens, le un se trouvera au delà de l'être. En tout cas l'un et l'autre (l'être) sont liés, mieux c'est l'être qui introduit le multiple. Bon de toutes façons, le mot "être" là dedans est un jouet qu'on abuse...
La connaissance
Il y a dans (1) une thèse un peu complotiste, mais séduisante, disant que tout Platon est une variation autour de considérations pythagoriciennes, toutes illuminées (le mot est important) par ce qui serait plus que de la compréhension, le vrai savoir secret, la vraie fascination: les mesures faites sur les harpes montrent que les proportions entières sont belles. On aurait là la physique mathématique (l'accord du réel avec le calcul) issue du beau. La révélation de la chose, base de tout sentiment philosophique viendrait de là et garde, il faut le dire, toute sa séduction. Peut on appeler cela "Civilisation" ? "Humanité" ? Vive Platon !
Cette question de la liaison entre le beau et le vrai est une source particulière de réflexions (9): le beau étant ce qui imite le mieux, par rapport à l'artifice, voile de la fausse beauté. "fausse" ? Nous y voilà ! Quand de plus l'harmonie de la cité, gage du bien valeur suprême, est poursuivie par l'enseignement de l'art qui est "musike" (ce que produisent les muses). La musique, c'est "musika akousme", l'art suprême vous dis-je !
Les liaisons ...
On a lu (4) et la dénonciation de la bande des quatre (Bourieu, Deleuze, Foucault, Derrida) ces horribles anti platoniciens et aussi Mattéi, le platonicien, élève de Boutang l'hélléniste qui récitait le Parménide par coeur. Royaliste et Maurrassien au delà du possible, le fascinant prof qui ne put professatiser qu'après un bref purgatoire dont il ne tira rien, ne fut qu'intelligent. Et ses détestations, à défaut de ses respects (Maurras, si tu m'entends), sont souvent les miennes.
Mattéi est le contempteur de l'"immonde moderne".
Aristote
Le premier des élèves de Platon est Aristote, l'homme de la terre, celui qui le contredit, mais pire que ça, celui qui ruine la philosophie et introduit l'âge sinistre de l'abandon du vraie sens etc... Bref, celui qui fonde et justifie l'anti-aristotélisme, le "Non-A". En plus celui qui dézingue les idées avec un contresens total: l'idée n'est évidemment pas ce qui est commun aux êtres, MAIS ce qui est propre à chaque être bien sur (10). L'idée devient quelque chose avant le concept, de l'ordre du musical.
Les néo-platoniciens
Plotin, né en Egypte et qui voyagea en Perse, fait la synthèse entre stoïciens et Platon: le monde issu d'une harmonie universelle est une "image" de l'intelligible. L'art n'est pas un déguisement ignoble de l'idée du Beau, mais un accès au beau lui même. C'est cela la renaissance (5), le sensible permet d'accéder à la vérité.
Plotin est d'autre part un quasi mystique, il parle d'un Dieu et de l'union avec un UN au delà de l'intelligible. Mu par le désir, manque de l'un au delà du multiple intellect.
L'Ontologie
On a lu aussi (8). Platon c'est bien sur le platonisme c'est à dire non pas seulement la théorie des idées mais l'ontologie du monde qui fait qu'un prédicat a une signification sous la forme d'une propriété hors du monde, existante et éternelle. Point de vue naturel des mathématiciens, le platonisme est en quelque sorte "évident"; il est celui de Gödel et de Connes.
En face, le nominalisme strict, tempéré de toutes les manière possibles, tant il est inacceptable, en fait. Au premier rang, Aristote bien sur, qui propose un "réalisme modéré", le moyen terme bien connu.
Et puis il y a bien sur l'objet spécial de Platon, la chora et là c'est autre chose.
Pour finir, ce splendide pont aux ânes philosophique il faut le dire "terminal": pour Hegel, Parménide était la thèse (l'un), Héraclite l'anti thèse (le devenir), et Platon la synthèse...
(1) http://www.actu-philosophia.com/Entretien-avec-Jean-Joel-Duhot-autour-de-L-enigme
(2) tout Heidegger: http://www.mapageweb.umontreal.ca/grondinj/pdf/Grondin_Heidegger_et_la_quest_de.pdf
(3) Parménide: https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1996_num_94_1_6971
(4) http://www.juanasensio.com/archive/2016/12/21/le-platonisme-de-jean-francois-mattei-baptiste-rappin-francis-moury.html
(5) Plotin: https://initiationalaphilosophie.com/2016/04/02/plotin-du-multiple-a-lun/
(6) Strauss le pervers: https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2004-4-page-61.htm
(7) Arendt et Strauss sur Platon : https://hal-univ-diderot.archives-ouvertes.fr/hal-00944201/document
(8) Nef et l'ontologie : https://journals.openedition.org/etudesplatoniciennes/263#bodyftn16
(9) https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2013-1-page-231.htm
(10) https://www.nonfiction.fr/article-8544-la-philosophie-entre-musique-et-politique.htm
P.S. Les textes:
https://www.mediterranees.net/histoire_grecque/socrate/banquet.html
et aussi pour les avoir vraiment tous: http://plato-dialogues.org/fr/links.htm