Les derniers feux
Dans une récente interview (1) Eric Zemmour toujours aussi franc et délié, évoque l'échec possible de ce qu'il représente et qui se trouve lié à la génération des "boomers" qui une fois disparue laissera la place à une population grand remplacée, déjà inscrite dans les chiffres actuels: 30% de descendants d'Afrique, en passe de dépasser la moitié de la population à la fin du siècle, ce que peu d'entre nous verront et cela est mieux pour eux.
Cette mécanique du remplacement des générations se trouve ainsi en charge d'arranger bien des choses dans l'avenir, en particulier les apparents paradoxes de la modernité actuelle, qu'on se propose de dénombrer, en reprenant des analyses actuelles (2)(3).
Tout d'abord, sur fond de la réduction des inégalités, impôts monstrueux oblige, la persistance et l'accroissement d'une inégalité importante et qui est la propriété foncière: en trente ans, le nombre de propriétaires aisés a augmenté et celui des peu fortunés a diminué... Cela d'une manière très importante: le paradoxe des écarts de richesse, à la fois réduits et augmentés, les consommateurs étant ceux qui sont libérés de payer les dispendieux loyers...
Et puis, et surtout, tous les paradoxes liés à l'individualisation, marque certaine, tout le monde s'y accorde, de la société actuelle.
D'abord, l'individualisation des perceptions individuelles de l'autre, et pourtant partout, comme pour mieux contredire les dires personnels, des antagonismes ethniques globaux publics affirmés et présents tout le temps. Une sorte de hiatus local/global, privé/public, comme s'il fallait compenser mutuellement des exagérations: plus on pense seul, plus on dénonce des masses de pensées indistinctes ennemies et non pas des individus à notre image...
Ensuite la tolérance généralisée envers les moeurs, origines vêtements et autres préférences et pourtant, aussi, une explosion des violences verbales et physiques publiques à motivation futile. Les colères individuelles se multiplient au sein d'un laisser aller permettant par ailleurs tout, donc ça, donc. La tolérance est aussi celle de son contraire, et le hiatus inévitable, ainsi. Ce paradoxe va assez loin, puisqu'il va jusqu'à "autoriser" et donc "expliquer" la réaction à la tolérance, tolérée elle aussi...
En matière politique, on doit voir derrière une critique généralisée du personnel politique et de son incapacité technique et symbolique non pas la volonté de le remplacer et donc de s'engager, mais l'inverse: on s'abstient et le politique critiqué est en fait rejeté comme non intéressant. L'abstention, qui devient énorme, sauf à quelques moments où elle se réduit (sans toutefois exagérer, il faut le dire) est le symptôme d'une attitude générale qui se généralise: des éduqués par ailleurs bavards et passionnés de politique, se détournent des urnes, prônant une démocratie participative à base de reconnaissance des bulletins blancs et des référendums populaires que paradoxalement, ils ne semblent pas vouloir vraiment mettre en oeuvre, ne luttant pas pour en tentant de modifier les lois...
Toujours en matière politique, la tolérance généralisée, qui concerne tout le monde, y compris une extrême droite dédiabolisée, respectueuse de l'islam et des homosexuels s'accompagne d'une radicalisation de tout le champ politique qui survalorise des oppositions en train de devenir haineuses entre les extrêmes. Et ce sont bien des musulmans policés en apparence défenseurs d'une laïcité sourcilleuse qui exigent le port du voile d'après elle, et qui se font prêcher par des assassins fanatiques les pires bigoteries sans vouloir vraiment s'en différencier...
Car le deuxième aspect de cette tolérance envers tout (que certains voudraient voir comme l'expression d'une gauche victorieuse, à rebours de la soit-disant droitisation des esprits) est bien s'additionnant à la tolérance envers l'extrême droite, celle envers l'islamisme ! Aspect conforté par un paradoxe supplémentaire, identique dans les deux voies, qui est celui de la confusion en attaque et en défense entre les deux positions qui se ressemblent: la "modérée" et la "radicale", les deux refusant de se distinguer en théorie mais exigeant hautement de se distinguer en morale. L'islam nie l'islamisme et vice versa, tout comme la droite anti immigration nie l'extrême droite et vice versa, cela pour mieux tenter de rallier à sa cause un camp qui lui reste proche.
Le monde est complexe et donc n'est pas ce qu'on en dit, ou bien est en même temps tout ce qu'on en dit.
En particulier, il faut bien se rendre compte de la réalité et les arguments de la droite quant à sa domination culturelle et à sa dénonciation sous forme de révélation des désordres actuels. Ils révèlent en fait sa défaite inéluctable: majoritaire dans l'opinion et la société, la volonté suicidaire effective, agissante et majoritaire de la disparition de la totalité du monde passé, bien qu'il ait pu survivre à la modernisation, est maintenant visible: ce n'est qu'un provisoire grand nombre (les vieux boomers encore vivants et leurs souvenirs bavards) et une sur représentation (dans les isoloirs et audiences des médias d'information) qui donne provisoirement droit de cité à l'"extrême droite". Nous vivons en fait ses derniers feux.
La chose est vraie, et décrite comme telle aux USA, dont la rage anti woke actuelle n'est elle aussi qu'un dernier feu: Trump mourra et les "soixantehuitards" qui l'entourent n'expriment que les désordres de la société qu'ils critiquent et dont ils font partie: ils ne changeront rien et ne feront qu'accentuer les absurdités du monde qu'ils croient dénoncer.
Ainsi, le dénonciateur (2) du "mythe de la droitisation" aurait raison en fait.
Pourtant, son discours est un peu forcé et on note d'emblée sa volonté du fait de l'importance des sondages, de les surveiller de "très très prêt". Il est vrai que partie intégrante des médias, ceux-ci doivent donc aussi être contrôlés et on va bientôt tous rire des sondages "corrigés" voire "défakés" qu'un certain parti, encore aux manettes, va bientôt nous balancer... D'autre part, se plaindre qu'au téléphone on ment (en disant qu'on est contre les arabes) alors qu'on dit la vérité face à un enquêteur le sourcil levé est aussi un peu forcé et puis les comparaisons des réponses aux questions posées me semblent à moi transparentes:
L'immigration est-elle :
- un enjeu qui préoccupe : 25%
- un sujet de discussion : 27%
- un danger pour la société : 5%
Montre en effet qu'il y a une différence avec les réponses aux questions "orientées":
Êtes-vous:
- pour la préférence nationale: 71%
- satisfait de la loi votée en 2023: 72 %
Bref, le coeur parle, et il y a une différence entre un avis soumis à la bonne entente civile et des décisions politiques évidentes qui auraient du être prises depuis longtemps.
On pourrait interpréter cela comme une marque de "sécularisation". Alors que la religion et toutes ses loyautés a été manifestement remplacé par la gauche, ses rituels et sa démonologie, le remplacement (de religion) qui mit longtemps étant maintenant complètement achevé, on note l'apparition d'un athéisme de nouvelle manière, un peu frondeur, qui tout en admettant, paix dans la famille oblige, l'essentiel des valeurs communes partagées par tous, se permet de décider avec du bon sens pour ce qui concerne le domaine laïc... D'où la différence entre un peuple resté religieux et catholique mais voulant les pouvoirs de la prêtrise respectée un peu limités et se décidant, au moins dans les enquêtes à se prononcer au nom du bon sens.
Car il faut comprendre l'ampleur des attitudes et rigidités du "système" qu'on vient de décrire, tout entier fait d'arcs-boutants vermoulus appuyés les uns sur les autres. L'origine du délitement fut sans doute l'effondrement catholique et son remplacement par des valeurs zombies, le projet, qui est celui de la "gauche" du XIXème siècle finissant de se réaliser complètement sous nos yeux avec la disparition statistique complète de toute pratique chrétienne populaire cohérente hors niches socioculturelles elles-mêmes variées, allant du schismatique ancien catholique à l'évangélisme africano-sud américain en passant par un christianisme socialisant perdu dans l'aide aux migrants.
Pour se débarrasser de l'autoritarisme bigot traditionnel, il fallut bien des efforts, et la question morale, c'est-à-dire la question sociale, démarcation essentielle entre damnés et sauvés, reste active comme centre de la nouvelle bigoterie en lutte contre les démons. Pour s'en accommoder fut inventée la tolérance, veille valeur des lumières, mais ici transformée en acceptation et justification au nom de la liberté de toutes les bizarreries possibles du nouveau culte. Par un prodigieux renversement du sens, on associa alors à la valeur majeure de l'individu, la liberté, la possibilité d'imposer aux autres toutes ses lubies, et dieu sait si la frénésie religieuse en est potentiellement riche. La tolérance complète obligatoire s'imposa alors, telle la chape de plomb totalitaire, et la totalité du symbolique nécessaire à l'institution du social, au nom de la liberté fut jeté cul par-dessus tête.
Nous en sommes actuellement à un stade assez avancé. La différence sexuelle est aujourd'hui niée pour des raisons éthiques mais aussi biologiques et le progressisme éthique marche ainsi de pair avec le progressisme scientifique, les différences entres sexes mais aussi peuples, races et cultures étant niées au nom de la raison et aussi du savoir. La différence entre humains suivant leurs appartenances citoyennes est tout aussi niée et les mêmes droits, sociaux et citoyens doivent donc leur être attribués sans distinction.
On évoquera, antérieurement à cette évolution, l'indistinction (ou quasiment) des droits accordés aux couples mariés ou non mariés et à leurs enfants, la pratique du contrat de mariage devenant réduite à une vague réduction d'impôts que l'on peut grignoter par optimisation fiscale. Les trois cas sont une application extrême du principe de tolérance, l'équivalence symbolique et juridique entre les humains se devant de passer devant la signification même des mots, la réalité se devant de s'y plier de manière de fait à abolir la nomination même des règles sociales, de fait réduites à néant.
Mentionner aussi la fiction que fut l'"idéal européen" toujours révéré et qu'on voulut substituer en dernier recours à l'essoufflement apparant de l'idéal de la gauche, gravement atteint sous sa forme politique par l'effondrement du communisme. Repris avec enthousiasme par les franges centrisées de la gauche et de la droite, vieillissantes et lassées des conflits de classe, l'idéal sacrifiait là l'idée même de Nation, au nom de la tolérance à l'équivalence (et donc à l'amitié) maintenant décidée entre Français et Allemands, peuples pour toujours réconciliés, parait-il.
Nous avons donc là le résultat de quarante ans d'évolution sociétale, marquée par un accroissement inouï de la tolérance en général, c'est ce qui apparait évident, cela se faisant au détriment (évidemment) de tout ce qui a par ailleurs disparu avec et dont des derniers feux se plaignent.
(1) Zemmour et Eric Morillot https://youtu.be/-VNPHcdI5e0
(2) recension de la "droitisation" de Tiberj https://laviedesidees.fr/Vincent-Tiberj-La-droitisation-francaise#nh3
(3) la non archipelisation https://laviedesidees.fr/Comment-mesurer-la-cohesion-sociale#nh5