Les schémas
On connait les schémas kantiens décrits ici, et bien ils sont centraux en philosophie.
Expression de la réalité du temps pour Heidegger, le schématisme est le procédé technique par excellence, il est ce qui produit l'image sensible dans le temps. Il exécute et relie, rien que ça, l'entendement et la sensibilité.
Industrialisé par le Cinéma selon Horkheimer et Adorno, il aurait disparu, détruit par la modernité qui l'a remplacé par des machines déjà conçues. Bernard Stiegler est en désaccord mais introduit la notion d'"image objet" artefact produit en même temps que l'image et stockée en externe dans un milieu technique.
Bernard Stiegler est mort le 6 Aout, le jour de la bombe atomique, et cela est bien dommage, il pensait, lui.
Le pharmakon
Au départ il y a bien sur Platon, le "Phèdre" (1) et le pharmakon.
En gros, la philosophie se distingue de la sophistique et l'écriture qui sert au deux est un pharmakon. On a les deux serpents du caducée, le poison et le remède. Gift cadeau anglais, poison allemand.
En parlant de jeu de mot, celui d'Héraclite : "arc" c'est "bios" comme la vie, en grec: l'"arc" son oeuvre est la mort... (bios fut remplacé ensuite par "toxon" pour désigner l'arc (2)...). Le calembour ta poubelle...
Et puis il y a "la médecine ancienne", celle de corpus hippocratique, un hymne au progrès qui décrit la médecine comme vraie philosophie avec son origine dans la cuisine, ce qui distingue l'homme des animaux, un hymne au progrès qui fait de cette techné là un art du dialogue et de la persuasion, dénonce l'identification du symptôme et de la cause, et se décrit comme devant quantifier le qualitatif. Et puis la sublime possibilité pour le médecin de permettre ou d'interdire le fromage, une sorte de pharmakon du second degré.
Par ailleurs Hippocrate se défie de remèdes, trop souvent poisons: il n'y a pas de panacée.
Bon Derrida avec sa célèbre "Pharmacie de Platon" déconstruit Platon et laisse entendre que Platon gère l'ambiguité en fait, et va même jusqu'à introduire le 3ème larron, le pharmakos, le bouc émissaire...
Pour Stiegler, le pharmakon c'est bien sur aussi l'informatique et la technique en général, et c'est bien son discours à lui, que de ne pas dénoncer bêtement l'essence de notre monde, ce qui lui permet de le critiquer impitoyablement. Lui aussi gère l'ambiguité mais va jusqu'au technique.
Pour Derrida, on est dans l'écriture pure, celle qui l'obsède. En gros le texte cache quelque chose, qu'il s'agit de découvrir. En bref le texte est plus que la graphie.
Pour Platon, qui fait parler Socrate, le vrai discours est celui qui, vivant, reste capable de se défendre après sa production, il est "écrit dans les âmes", en sachant s'y adapter, et se trouve le fait des "amis de la sagesse", ceux qui ont conscience du vrai et du juste en l'émettant.
Au passage, le maitre de ce type de discours fait appel aux mythes et bien sur à celui de Theuth, l'inventeur de l'écriture. Au passage, cette idée du Mythe qui exprime le vrai plutôt que le vraisemblable, objectif du sophiste reste saisissante. Entre le mythe et le sophisme, la vérité exprimée vraiment, celle qui passe du mythos au logos.
Le message de Socrate et de Platon au nom du Socrate qu'il a tant aimé (on peut le dire comme ça) est d'une profondeur qu'on ne réalise pas et couvre l'essence du vrai de vrai, de ce qui frappe vraiment l'esprit et qui fait accéder à ce qu'il y a de plus important (comment le décrire vraiment?). C'est le propre de cette perfection du vrai, à la fois ressenti et communicable qui fait le "pistis" (croyance véritable) sophia (terme gnostique par ailleurs). Et bien cela est une transcendance exprimée, qui est le message grec repris par tout l'occident, la vérité de foi qui structura le monde depuis lors.
On a parlé de l'objet "G", et on le trouve là, dans le mystère de la littérature, le vrai inexprimable que l'on oublie, transmet et cache. La chose dont on DOIT se souvenir, pour le garder et qu'on écrit, c’est-à-dire dont laisse la trace, uniquement la trace, sans l'énergie, sans la vie. Ce pattern central est l'objet G point final, et point besoin de faire de grandes circonvolutions mystérieuses pour évoquer je ne sais quoi. Le Phèdre l'explique très bien en fait assez clairement:
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Aussi, l’homme qui croit que les meilleurs écrits ne peuvent réellement servir qu’à réveiller les souvenirs de ceux qui savent ; qui pense que les discours composés pour enseigner, prononcés en vue d’instruire, et véritablement écrits dans l’âme avec le juste, le beau et le vrai pour objet, sont les seuls qui soient clairs, parfaits et dignes de considération ; qui estime qu’il faut tenir de tels discours pour des enfants légitimes, celui d’abord que l’auteur porte en lui, s’il garde en lui ce qu’il a découvert, ceux qui ensuite, fils ou frères de ceux-là, sont honnêtement nés, les uns dans telles âmes, les autres dans telles autres : un tel homme, s’il dit adieu aux autres formes de discours, court le risque, Phèdre, d’être celui-là même auquel toi et moi nous voudrions ressembler.
"
Tout y est dit, et écrire dans l'âme pour que l'écrit soit la marque de ce dont on se souvient du logos qu'on a compris vraiment, décrit complètement la situation. Celle de la technique, de l'âme et de la transcendance de la vérité.
Le schématisme, passage du concept et donc de l'idée à la sensibilité de l'âme et du corps, maitre de la représentation y est à l'oeuvre, il me semble, magnifiquement.
La différance
On va se faire ici tout Derrida(3). Différance, archi-écriture ou archi-trace, le grand concept décrit l'écrit et cela est assez simple à comprendre, en fait, comme décrivant le rapport de l'Occident à la vérité. Etant béotien dans ce genre de contemplation, j'avoue m'identifier au déconstruit, mais avec la foi naïve de Socrate, et encore tout esbaudit de l'enthousiasmante fraicheur d'âme du maitre de Platon, le maitre de l'occident.
On se positionnera alors vis à vis de Heidegger, qui identifie métaphysique occidentale à rebours, comme ce qui identifie à tort l'être à l'étant. Derrida, le contempteur de la présence, considère alors H. comme le grand supporteur de l'image du père, le texte étant le fils perdu aventureux, celui qui ajoute au produit du père. Derrida appelle cela la "dissémination" du "supplément". Mieux, pour enfoncer le clou, on parle d'"itérabilité", la fameuse répétition de la lecture ajoutant à chaque fois quelque chose. Le texte est ainsi un zoon, un animal vivant, bref le contraire de l'encodage précis et complètement détaillé du programme. Quoique...
Tout cela contre la répétition voulue par le symbolique paternel ainsi déconstruit, c'est le but.
Le Schematisme
"
Ce schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature, pour l’exposer à découvert devant les yeux.
" Kant
A partir de là (et surtout de (5)) on va passer de Taine (associationniste, on ne compose que d'anciennes images) à Bergson( on produit des images par un effort inventif). Sartre critique tout ça, pour lui l'image est conscience et non pas objet. Et Simondon met le schème "du coté de la machine" , c’est-à-dire parle du "mode d'existence des objets techniques". Pour lui le schème devient quasiment autonome, inscrit dans des lignées issues de la coopération entre un concepteur et des réalités techniques. Mieux ! Simondon mettrait l'a priori dans le technique et c'est l'esprit qui s'ouvrirait au technique, dans le sens inverse de celui de Kant.
La question de la technique comme élément constitutif de l'échange de l'esprit avec le monde est donc abordée ici.
Les oppositions
Cette distinction permanente, obsession de Derrida (le refus de la présence c'est aussi la dénonciation de tous les binaires (bon/mauvais, vrai/faux) je rigole: glop/pas glop etc. De fait le pharmakon par union des contraires l'exprime assez bien, mais c'est surtout Latour, avec la "constitution des modernes" qui le décrit le mieux, avec sa célèbre théorie de l'hypocrisie au sujet de l'opposition nature/culture, les deux objets devant rester distincts d'un part et d'autre part être et ne pas être "construits".
Latour qui agonit les déconstructeurs, et se trouve être le constructiviste type, et joue avec toutes les constructions, puis démolit la déconstruction tout en nous la jouant, bref, on rigole et l'homme a tout l'humour du monde. Distincts pour ne pas être issus l'un de l'autre, mais c'est ce qu'on voudrait, l'un étant l'avenir de l'autre, la culture se doit de ne surtout pas être "dans" la nature, le mélange étant par essence créateur des fameux êtres hybrides qui caractérisent la barbarie perçue par le modernisme et que celui ci s'attache à cacher. Le déni du contradictoire, donc .
Les Schemas
On continue avec les schémas (6).
Mais d'abord, revenons à Kant, on n'en finit pas de réaliser de nouvelles choses à son sujet, comme si l'"étudiant de terminale" que je suis n'en finissait pas de découvrir la formatrice philo. D'abord, on va se fendre de (7) qui remet les pendules à l'heure, peut être trop simplement. En gros, le "transcendantal", la prétention kantienne s'opposerait au "métaphysique" comme l'eau et le feu, la dénonciation heideggerienne envers un autre "métaphysique" couvrant bien sur les deux...
En tros les "transcendantaux" sont les concepts premiers du moyen âge, qui s'appliquent à la réalité des êtres. Kant fout tout ça en l'air et ne s'intéresse plus qu'au seul indubitable, les conditions de possibilité de cette application, le transcendantal. On distinguera ainsi parmi les concepts ceux de l'entendement et ceux de la réflexion, la réflexion transcendantale, précisément, qui règle les connaissances que l'on acquiert ou rejette de l'expérience étant les seules connaissances "pures" que l'on puisse considérer, car précisément, il n'y a de connaissance que ce qui passe par la considération de la possibilité de l'expérience.
Mais la raison de tout cela? Et bien elle est de résoudre la question de l'un et du multiple, certes, mais en fait de résoudre une autre question : celle de la contradiction entre liberté et causalité. Car la causalité est un concept tiré de l'expérience, qui permet la conceptualisation des observations, alors que la liberté est simplement pensable. Cette opposition résolue par la limitation critique permet de détruire "l'incrédulité qui s'attaque à la moralité", la morale assise sur la liberté étant sauvée...
La distinction entres les connaissables était connue au moyen âge cependant: on y distinguait l'universel du singulier, l'un percu par l'entendement, l'autre par la sensibilité. Par contre, là s'opposaient les dominicains et les franciscains, ceux ci considérant avec Scot que la connaissance intime, béatifique, du singulier était en principe possible, simplement paralysée par l'état de chute. Par contre la pensée du possible est elle accessible à l'homme, tout comme à Dieu, et c'est l'univocité de la pensée de l'être défendu par Scot, pour qui la pensée du possible, le transcendantal donc, est accessible à l'homme sous la même forme qu'à Dieu. Cette pensée est d'autre part "essentielle" car elle ce qui selon lui fait différer Dieu du simple démiurge platonicien: il crée AUSSI les essences au lieu de simplement se contenter de créer les existants. En cela, le possible logique transcendantal s'oppose au réel possible métaphysique. Ce sont les deux sortes d'étants décrits par Scot, les intellectuels et les réels.
La question de la liberté devient donc première...
On considèrera qu'il y a deux traditions, Aristote, pour qui la raison étant première, et comme il y a contingence, la liberté est délibération, et les stoïciens repris par Augustin pour qui, tout étant déterminé, la liberté n'est qu'aquiescement volontaire.
Pour les franciscains, on désignera par cela Olivi, Scot et la myriade d'anonymes qui passèrent tout le XIVème siècle à faire des variations sur ces thèmes, la volonté prime la raison comme propre de l'homme. C'est la rupture avec Aristote.
La volonté s'oppose donc à la nature, pour Scot cette distinction clive toute la pensée. Ainsi, la liberté, essence de l'homme, est indépendante de la moralité. Pour les stoiciens, la liberté consistait à être moral, pour Scot, la moralité se réduit à l'application de la loi. L'idée est de Bacon: "la liberté d'indifférence": on est libre de ne pas vouloir. Ainsi, on ne peut être coupable que parce que notre essence est la liberté. Et réciproquement !
Cette primauté de la volonté sur le réel inaugure le transcendantal: le possible se définit entièrement par le non contradictoire, avant tout être, toute potentialité d'être. On a vu que cela est imposé par la nécessité d'un Dieu qui crée véritablement les essences, au lieu de les utiliser tel le démiurge hérétique. L'univocité de l'être fait de cette volonté une caractérisitique humaine au même degré.
Ainsi, alors qu'Augustin (et Luther) décrivent la grâce comme indispensable à la liberté, pour Scot, c'est le contraire: la grâce est possible du fait de la liberté. On se retrouve ainsi dès 1300 avec DEUX théologies chrétiennes différentes.
Pour commencer on a la relation entre volonté et théorie de la pauvreté franciscaine: pour vouloir être pauvre il faut abdiquer la volonté d'enrichissement ce qui justifie la manipulation honnête de la monnaie et l'invention du libéralisme.
Ensuite, il y a l'infini: la volonté franciscaine est infinie à l'image de celle de Dieu. On a alors une conception de l'infini qui se trouver inverse de celle d'Aristote: non pas ce qui laisse toujours quelque chose en plus, mais ce qui n'a pas de dehors, qui ne laisse rien en plus... Tout le multiple possible est donc contenu dans l'infini...
Et puis il y a la Renaissance, d'abord conçue avec l'"humanisme" comme se qui s'intéresse à la littérature, aux lettres plutôt qu'à la science. De fait inaugurée dés que l'on a absolument plus besoin des arabes pour nous transmettre quoique ce soit, elle célèbre la "dignité de l'homme" (Pic de la Mirandole) et aussi "homme soit ce que tu veux" (Nicolas de Cues). La volonté.
Un autre aspect, inauguré par Scot est l'oubli du moteur aristotélicien: la physique rompt définitivement avec la métaphysique, et c'est cela en fait, qui inaugure la future révolution copernicienne ! Voilà pour la science de la fin de la Renaissance, il suffisait d'attendre...
On se finira en ruinant (c'est Boulnois qui officie) H., dont l'"onto-théologie" désigne en fait une petite période, après le moyen âge, dont Descartes et que Kant termine, c'est lui l'auteur de l'expression. Le moyen âge est incroyablement divers, actif et créateur, c'est lui qui rend tout possible et Scot invente le transcendantal.
Alors que la liberté et la volonté étaient soumise à l'éthique, voire l'accomplissait par le paradoxe de leur accord avec le bien, on a ici encore révolution "copernicienne" juste avant l'heure: la vraie fin est l'éthique, en ce qu'elle se distingue du moral, je dirais absolument, elle est l'affirmation volontaire de soi comme voulant le bien, très au delà de toute empathie et de toute soumission: l'inverse en fait.
On a donc chez Scot avant Kant, le double mouvement cognitif et moral qui conduit à la "critique". Le thème est philosophique et métaphysique. Bien que Boulnois refuse les nécessités historiques de la philosophie au nom de sa détestation de H., il faut bien dire qu'on pourrait voir dans le thème du transcendantal une belle ligne de fuite qui traverse les siècles avant et après la modernité dont on nous rebat les oreilles. Ah la belle histoire !!!
(1) https://fr.wikisource.org/wiki/Ph%C3%A8dre_(Platon,_trad._Meunier)
(2) https://journals.openedition.org/corela/3690
(3) la rhétorique de Derrida https://ruor.uottawa.ca/bitstream/10393/12803/3/Vandendorpe_Christian_1999_Rh%C3%A9torique_de_Derrida.pdf
(4) la schématisation selon Stiegler http://jef-safi.net/spip/spip.php?article474
(5) Les schémas par un érudit: https://journals.openedition.org/appareil/2247#bodyftn22
(7) le metaphysique et le transcendantal : https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-1999-3-page-89.html#re25no25
(8) Boulnois et Scot https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2002-3-page-11.htm