Les modernes
On en finira jamais d'admirer Bruno Latour, l'admirable "nous n'avons jamais été modernes" étant ce que je dévore comme révélation... Puceau de la science et de la philosophie, je ne mégoterai pas mon enthousiasme, le mec est vraiment génial, bien plus que Descola...
Il ne s'agit pas de résumer, mais de schématiser. Le moderne est fait de trois antinomies non résolues qui consument sa prétention: nature, société et divin sont-ils immanents ou transcendants ou les deux ?
La "Constitution" moderne est la description globale de toutes ces prétentions dont l'objectif était de différencier une fois pour toute nature et société, du moins c'était la prétention de premier plan, bien sur contredite immédiatement par la création d'entités intermédiaires humaines et non humaines, chargées de l'inter médiation.
Agité par deux actions antinomiques mais simultanées et successives de médiation et de purification, le moderne passe son temps à sauter du coq à l'âne, le fond de l'affaire étant cette réflexion du vieil indien, au coeur de tous les romans naturalistes de ma jeunesse: "vous les blancs avez la langue fourchue." L'ami blanc des indiens retourne dans sa tribu de blancs après le meurtre avec un fusil par les comanches de son ami apache... Qui peut comprendre cela ? Non pas l'anthropologue en voyage sabbatique chez les sauvages, mais bien celui qui doit maintenant décrire les bizarreries occidentales, et qui se doit donc de pratiquer la "symétrie" (dans toute sa complexité).
On peut broder là-dessus à loisir, mais on a oublié un élément essentiel : l'objet hybride, que l'après moderniste se met à créer à tire larigo: à la fois culturel et naturel, il est un objet, fabriqué par la techno science socialisée, à la fois nature et culture et il y en a plein. C'est ce nombre qui fait l'originalité de la "culture/nature" occidentale: un effet de taille qui qualifie tout.
D'abord les domaines de la vérité: science, religion, droit, politique. Cela en fait 4 et on en a déjà parlé, il faut lui rajouter le médiatique... Au passage, Latour se rattache au pragmatique, celui qui identifie la vérité dans un domaine à ce qui fait changer le destinataire de l'information, dans le domaine correspondant (bien sur). A moi Dewey et Pierce, Latour dit d'où il vient et ce n'est pas de Derrida !!! Au passage, accuser le constructiviste Latour de vouloir déconstruire quoique ce soit est bien sur un niaiserie dans les termes...
Latour rend compte de ce qui m'avait toujours frappé et qui effectivement caractérise magnifiquement ce qu'est le monde moderne: la présence simultanée de l'incroyablement universel (les grandes lois scientifiques et juridiques, les états mondialisés, les échanges interplanétaires) et l'incroyablement local absolument trivial (les labos où on bricole, les terribles bugs informatiques, les lamentables trafics du coin de la rue).
Sur la base d'un global mythifié et halluciné, les anti-modernes veulent la ruine de la civilisation globale et haïssent notre monde technique, celui que nous, nés après les petites folies nazies et communistes, avons appris à aimer et trouvons "normal", avec ces propriétés-là..
Et puis le global moderne n'est pas une nappe spirituelle qui nous recouvre, mais bien un entrelacs de réseaux "allongés" qui vont partout, mais qui ne "sont" pas partout: ils doivent comme les chemins de fer avoir des embranchements, et des opérations de décodage/recodage. Le transfert de l'information est comme une chaine du froid: il faut aux harengs congelés une circulation impeccable, sinon...
Bref, au milieu du local/global et du naturel/social, il y a la "médiation" là où sont les hybrides et en fait tout le monde. Cesser d'être moderne c'est précisément vivre entièrement dans cette médiation, au milieu des agents, et autres objets intermédiaires qui font le travail de médiation, c’est-à-dire la "pratique" des grandes idées, des "descriptions" à notre place.
Il y eut les "pomos", les post modernes, contre lesquels Latour s'acharne avec cruauté. Propagandistes à l'envers de la modernité, ils détruisent tout en révérant. Mais le sort le pire est celui que Latour réserve aux anti modernes, pour lui de lamentables comparses de ceux qu'ils dénoncent sans jamais innover... Le projet de Latour est alors d'amender la Constitution moderne pour en faire quelque chose de viable, apte à se taper le vrai enjeu du XXIème siècle, la question écologiste. Il s'agit ainsi d'instaurer une nouvelle constitution de manière à fonder le parlement des choses, là où seront représentés les humains et les non humains.
Pour finir, on se retrouve avec Gaïa. Le pauvre Latour, devenu gateux s'enfonce dans la boue terrestre et se met à regretter les 40 années perdues à ne pas sauver la planète, le modèle des "somnambules" de Christopher Clarck nous menant (tous) à la catastrophe en 14. Le rôle des chinois, qui comptent bien surmonter la crise du covid en ouvrant encore plus de centrales à charbon n'est pas évoqué... Qu'est le modernisme chinois, M. Latour ? Sinon ce qui désorganise la belle théorie ou du moins les conséquences que vous en tirez.
De fait, la splendide élaboration que l'on admirait tant ne sert de rien pour qualifier la crise écologique. Car quant est il exactement ? Les pays d'Europe étouffés de bureaucratie sont en déclin, sauf l'Allemagne qui remis en service des centrales à charbon pour compenser les jours sans vent de ses inutiles éoliennes et faute de nucléaire. Les US qui ont entamé une réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre se sentent les cocus de l'histoire: ils sont en fait en passe de se faire dépasser par la Chine, vraie responsable de la fameuse crise et que les masochistes, même théoriquement (Latour en est un) brillants, s'attribuent à eux mêmes.
Je retiendrais que Latour met le doigt où cela fait mal absolument partout: frénésie idéologique du modernisme, réduit à néant par ses contradictions manifestes qui s'appliquent AUSSI à ses dénonciateurs, enfermés dans la même cage. Bien sûr que nous somme tous modernes et cela sans l'avoir jamais été... Ceci étant, il s'est tout de même passé quelque chose à l'orée du XVIIème siècle.
Je vais donc y aller de mon histoire à moi. Du fait des progrès de la société économique, la capacité de faire deux choses distinctes jusque là réservées à une seule caste active libre, la noblesse en charge de la guerre et de la science se démocratisa au moins en principe. Apparut la disjonction, non pas entre nature et culture, mais entre science et technique, qui purent être chacune appropriées par qui voulait. Des pirates fondèrent des états, des bourgeois se piquèrent d'athéisme sans et pour cause, respecter ce qui fondait leur pouvoir: la société cessa d'être une société d'ordres et la liberté, donc le cynisme de la disjonction entre morale et pratique put se généraliser à toute la société, du moins d'abord à celle des occidentaux, qui en profitèrent. Du moins dans un premier temps, le carcan bureaucratique (en particulier écologique) qu'ils se sont mis sur le dos commençant à ressembler aux rituels absurdes des sauvages que nous avons dominés. La Chine délivrée de ces stupidités en profitera-t-elle ? Cela reste la question, et c'est bien à Latour qu'il faut la poser.
P.S. Les échos , 8 Aout 2020. 2 articles intéressants.
- une alarme au sujet de l'agroalimentaire français, menacé à court terme (on sait déjà qu'il est déficitaire depuis 2019, l'agriculture française sera en déficit en 2023 d'après le Sénat (1)), du fait des politiques anti ogm et anti pesticides variées.
- une alarme au sujet de la 5G considérée énergivore et polluante et donc à combattre.
La pensée écologiste, celle que défend Latour malgré tout le génie de ses descriptions pourtant déculpabilisantes de la modernité, est aujourd'hui ennemie de l'occident. Il faut la combattre avec la dernière énergie tant qu'il est encore temps. Il est possible cependant, que le monstre soit déjà trop gros. Mais heureusement, comme on va se faire envahir par la Chine, les choses rentreront bien vite dans l'ordre...