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  • La Grâce

    Il y a dans cette histoire de grâce des siècles de débats, et des oppositions frontales entre des adversaires inexpiables, et il faut en parler. 

    Pélage et sa moitié

    On commencera par le semi-pélagianisme dont Benoit XVI accusa Vatican 2, et cette question du rôle du libre arbitre est fondamentale. Jean Jacques Rousseau lui même fut condamné pour pélagianisme.

    Pélage vivait à l'époque de la prise de Rome en 410... Augustin ne s'interessa à lui qu'après... 

    Successeurs de Pélage, et voulant arranger le coup d'une hérésie condamnée (celle de Pélage) qui niait péché originel et grâce, les moines de l'Erins avec Jean Cassien et d'autres, dont Vincent de l'Erins, rédacteur du Commonitorium sous le nom de Pérégrinus et condamné à Orange en 529. 

    Jean Cassien fut un moine célébré par l'orthodoxie et par la doctrine de la théosis, voie typiquement pélaginisante d'accéder à Dieu par ses propres efforts... Il fonda l'abbaye de Saint Victor à Marseille.

    Au passages, en 732, 500 moines furent massacrés dans l'île Saint Honorat, avec Saint Porcaire. On se demande par qui.

    En gros, la foi viendrait du libre arbitre, et ce serait la grâce qui la ferait se développer, la libre persévérance étant néanmoins nécessaire. On a ainsi liberté de l'"Initium fidei" et rôle divin dans l'"Augmentum fidei". La distinction est cruciale.

    Cette attitude, for stoïcienne, est celle des âmes d'élite, des aristocrates du spirituel, et des aristocrates tout court. 

    Augustin

    La doctrine de la grâce est complexe et infiniment astucieuse: elle consiste à concilier conceptuellement la puissance divine et la liberté humaine en résolvant le problème fondamental du religieux dans n'importe quel monde civilisé doté de réflexion: l'existence du mal, le rôle de la responsabilité humaine, la responsabilité de Dieu... 

    Augustin était au départ manichéen au sens strict: disciple de Mani, celui qui donne au mal un statut ontologique irréductible. Alors qu'on pourrait se croire enrôlé dans le camp du bien et donc conduit à se faire à 7 pour mieux combattre, la doctrine est en fait déresponsabilisante (ce n'est pas moi qui ait fait le mal). Augustin le converti théorise alors le mal autrement, comme défaillance, dans son cas, celle de la volonté, ce qui est platonicien, dans le cas de Plotin c'était l'ignorance. 

    Le péché originel, littéralement inventé par Augustin fait que l'homme auteur d'un acte libre, se trouve privé de la "justice originelle". Ici "justice" signifie "rectitude", c'est la question des théories de la "justification" que d'en parler. Pour en rajouter une couche, le terme "justice donnée par Dieu" dans Paul (Romain 1.17) s'associe à la foi, et à la grâce, en fait. ("justicia" est reçue comme "gratia").

    Alors vient la grâce, donc non pas du bien, mais de la possibilité de le faire. Dieu ne crée pas le mal, n'est pas concurrencé par le mal, mais donne le moyen de s'y soustraire: la grâce.

    La grâce de Dieu donne la foi, originellement, et donc la liberté complète de la poursuivre. Cela est le contraire du semi pélagisme, ce me semble. 

    Il faut noter que c'est la "théorie de la justification" qui sépare catholiques et protestants. Tout cela serait oublié, maintenant (2), mais bon. Disons que l'originalité chrétienne est d'attribuer la faute à un acte libre, commis dans un état de bonté naturelle, l'état initial. Dieu était rousseauiste en fait: l'homme original était parfaitement bon, et même après la chute, il lui reste un bon fond, qui le rend capable de redevenir égal aux dieux. Simplement, pour cela, il lui faut la grâce et c'est ça l'idée. 

    Saint Thomas introduisit la notion de "status" (état de la nature humaine), état historique qui a deux états, précisément: avant et après la chute... 

    Il faut voir que cette histoire de péché "originel" transmissible héréditairement est tout de même particulière, et largement discréditée. Peu pratiquée par les théoriciens juifs, elle n'est pas présente chez les pères avant Augustin, qui ne font tout simplement pas vraiment la liaison entre la faute d'Adam et la déchéance humaine, plutôt liée à la condition mortelle imparfaite... Pour Augustin donc et il innove, le péché se propage par la génération et DONC par le sexe (assez logique en fait...). 

    Dans la polémique avec les pélagiens, Augustin affirme donc que le statut de l'homme n'est pas imitation du péché d'Adam, mais celui de l'héritier d'une faute qui mérite condamnation, et qui nécessite d'être "sauvé". 

    De plus la grâce du baptême,  nécessaire donc, aux petits enfants forcément coupables (le thème fit l'objet d'une discussion explicite),  ne supprime pas la concupiscence (très sexuelle chez le bandard augustin), en fait les 3 libido (amandi, dominandi, sciendi) humaines.

    Un point intéressant au sujet des cités (de Dieu, des hommes): ce n'est qu'à l'eschaton que la fusion se fera, et donc, que malgré tous les ascétismes, le péché demeurera. L'argument vaut donc contre les pélagiens... 

     Molina

    On considéra que Luis de Molina suivait cette hérésie là (le semi pélagianisme): il était dénoncé par les jansénistes et il est cité abondamment dans les longues discussions des provinciales de Pascal. C'est la fameuse discussion sur le droit de tuer pour défendre son bien ou son honneur, même si l'adversaire est désarmé. Molina est accusé de justifier de tuer si c'est pour défendre sa vie, même si c'est pour un écu. 

    En fait Molina le jésuite, comme Escobar, Sanchez, Martinez, Lopez et tous les rigolos espingouins dénoncés avec verve par Pascal, était engagé dans la lutte trentenaire (tridentine) contre la prédestination protestante. Toute les doctrines jésuites visaient donc à concilier liberté et omniscience divine. Des trésors de philosophie furent dépensés à l'occasion et l'illustre Suarez alla jusqu'à avancer la simultanéité parfaite des décisions humaines et divines, gage de la liberté ! 

    Molina considérait que Dieu fixait les conditions et l'homme était libre de son salut, même si Dieu savait la décision à l'avance. Il élabora ainsi la "science moyenne"  celle des futurs conditionnels maitrisés par Dieu. 

    A l'aube de la modernité ces élaborations introduisent l'occident sur les voies de la liberté et de la science abstraite et cela pour des raisons bien prosaïques, vive la théologie ! 

    L'histoire du Jansénisme peut alors être rappelée, l'instrumentalisation étant reine en ces matières, et cela ne prouve rien, ni dans un sens ni dans l'autre... Disons aussi que Mazarin voulut se venger de quelque chose et que l'histoire dura longtemps, à moins qu'il n'y ait eu dans le mysticisme des tenants de l'absolu de bien belles conceptions, funestes mais bien intéressantes. 

    Jansenius

    Contemporain et concurrent de Molina, Jansenius, auteur de l'Augustinus, se réfère à Augustin. Issu de Louvain, là où on combattit Luther, il en rapproche son catholicisme. Hérétique, c'est ce qu'on a dit...

    D'abord il y a deux amours (héhé) celui de Dieu (de l'infini) et celui du monde (du fini), amours incompatibles, typique de l'état de chute, de nature déchue. Plongé dans la concupiscence, l'homme ne PEUTPAS vouloir le bien. Un point intéressant est que cette chute fut voulue librement dans le cadre de la liberté originelle. On en revient donc à un point intéressant: l'homme ne fut pas crée imparfait. 

    Les protestants

    Bien sur Luther et Calvin furent augustiniens en diable, surtout Calvin, la prédestination étant le fond de l'affaire et le sentiment pieux totalement expurgé de la considération des oeuvres. Sola Gratia.

    Le Donatisme

    Nous voilà alors dans un débat qui traverse les siècles, celui du mélange entre réel et idéel, entre pêcheurs et sauvés, et il nous faut parler du donatisme. 

    L'evêque Donat refusait le sacerdoce et l'autorité religieuse à ceux qui avaient abjuré leur foi lors de la persécution de Dioclétien au début du IVème siècle. L'hérésie, condamnée par Augustin dura longtemps puis fut balayée par l'histoire vandale. Elle est un puritanisme, une inflexibilité, un soutien aux martyrs. Religieusement, elle aurait voué une attention particulière à l'esprit saint. 

    La prédestination

    Qu'on le veuille ou non, il y a bien chez Augustin cette histoire de prédestination, avec une grâce accordée à certains et pas à tous, c'est ce qui caractérise la doctrine. On peut bien sur durcir ou adoucir la chose et c'est tout l'objet des controverses des siècles qui suivirent, mais le mal était fait... 

    Scot

    Duns Scot a bien sur un avis sur la question de la grâce, qui pour lui est nécessaire même sans le péché. Typique du prodigieux génie du franciscain, l'idée fait que la grâce est d'abord ce qui est nécessaire au dessin de Dieu. Car évidemment, celui ci ne peut vouloir créer des pêcheurs pour mieux les sauver ensuite ! La grâce est donc ce qui est utile à sa volonté, qui est de se faire aimer par des êtres libres... 

    Hayek

    Ce débat est repris sous une forme différente, mais peut être pas tant que ça, dans la reprise de la distinction entre naturel et artificiel faite par Friedrich Von Hayek(1) pour qualifier l'ignoble constructivisme. Les institutions humaines sont issues de la nature, comme résultat de l'interaction sans dessin supérieur entre les hommes, et pourtant entièrement artificielles car conventionnelles. La critique d'Hayek est ainsi que les règles de la société ne doivent ni ne peuvent être conçues (dans les deux sens actif et passif) comme finalisées, ou orientées en vue d'une fin. 

    Cette critique, proprement épistémologique, va jusqu'à dévaloriser les notions quantitatives de relations entre des agrégats mesurables et donc condamne dans son ensemble la macro économie, disons plutôt Keynes.

    Quel rapport me direz vous? Et bien il s'agit de la liberté essentielle, qu'il s'agit de concevoir hors des prévisions divines sur la prédestination de tout. Car la fameuse grâce, même si elle permet de ne pas être la cause directe de l'action humaine, peut être refusée à certains, ce qui conditionne le mal qui est fait. Adam avait il était prévu?

    Seule une conception absolutiste de la liberté, à la Scot, permet de se sortir de l'ornière, l'astuce de l'équivalence des êtres humains et divins permettant de rendre égales, et donc absolues, les deux libertés. De fait, c'est bien Scot qu'on rend responsable de l'idée funeste du protestantisme, celle qui justement utilise l'idée de la prédestination pour justifier sa prise de liberté face à l'absolutisme catholique qu'on jugeait en plus ollé ollé. 

    Sans rire: Hayek c'est l'ordre spontané, qui lui aussi résoud le dilemne et le paradoxe de liberté: non pas mécanisme par exemple sur le modèle de la fameuse "main invisible" dénoncée à juste titre comme instrument de l'oppression, mais exploration libre des possibles (le fameux essais erreurs), guidée par les signaux non coordonnés de l'environnement. Car l'information reçue n'est pas elle même voulue ou planifiée, elle n'a pas de buts. L'intuition moyen âgeuse est là: Dieu n'aime que les êtres libres et donc a fait le monde comme cela...  L'arbitraire divin, image de l'élection non fondée et non justifiée est donc aussi l'image paradoxale de cette liberté là.  

     

    (1) https://www.nonfiction.fr/article-2253-hayek-itineraire-dun-intellectuel-gate.htm

    (2) http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/chrstuni/documents/rc_pc_chrstuni_doc_31101999_cath-luth-joint-declaration_fr.html#_ftnref10